Le rival oublié d’Offenbach
Oublié Hervé ne l’est pas totalement, mais, il faut le reconnaître, il est très largement méconnu du grand public, même amateur de lyrique léger et plus encore de lyrique tout court. On doit déjà à Dominique Ghesquière la cosignature de Hervé un musicien paradoxal, tandis que de son côté Jacques Rouchouse a proposé un Hervé le père de l’opérette qui ont apporté une contribution biographique qui faisait défaut. On a pu assister par ailleurs depuis quelques années à quelques rares et méritoires reprises d’œuvres du « compositeur toqué » – comme il est de tradition de le surnommer d’après le titre d’un des ses ouvrages – mais on est bien loin, en effet, de l’intérêt porté à la production offenbachienne. (Chilpéric à Angers, Mam’zelle Nitouche à Nantes). C’est dire que l’ouvrage que Dominique Ghesquière vient de publier aux éditions Delatour France avec le soutien du Palazzetto Bru Zan – Centre de musique romantique française, et du Centre National du Livre (CNL) vient combler très heureusement une lacune dont on découvre et mesure, un peu honteusement, l’ampleur à sa lecture. C’est qu’on se trouve également devant une assez large méconnaissance du rôle de l’exportation du répertoire français de lyrique léger sur la vie musicale londonienne.
Lorsque Hervé (de son vrai nom Florimond Ronger) sur la lancée du triomphe parisien de son Chilpéric, répond en 1870 à la sollicitation qui lui est faite d’une production londonienne, et décide de reprendre lui-même, et en anglais, le rôle-titre, il ignore que l’aventure britannique va se poursuivre une vingtaine d’année.
C’est cette aventure que retrace Dominique Ghesquière dans les 300 pages de cet ouvrage en tout point remarquable. Le travail de recherche est considérable avec – entre autres dépouillements d’archives – un dépouillement minutieux de la presse tant parisienne que londonienne. C’est d’ailleurs ce qui constitue un des très grands mérites de ce livre : de très larges extraits de cette presse. Cela donne loisir au lecteur de se faire sa propre idée des choses. La variété des points de vues, des styles, de ces articles permet une approche qui, au fond, ne diffère pas de celle par un lecteur contemporain du compte-rendu d’une production contemporaine. Cela crée un rapport particulièrement vivant au sujet.
Ainsi sont détaillés, dans l’ordre chronologique, l’ensemble des nombreuses productions locales anglaises de Hervé mais aussi celui de l’importation de productions françaises en langue originale. On y découvre ainsi, à côté des incontournables Chilpéric, Œil Crevé, Petit Faust puis, plus tardivement, Mam’zelle Nitouche quelques titres pour nous inconnus. C’est par exemple Babil and Bijou, the Lost Regalia, (« musical spectacular fairy ») en collaboration avec les compositeurs Frederic Clay et Jules Rivière qu’on découvre à l’occasion, comme tant d’autres protagonistes locaux. On bénéficie ainsi d’une très complète description de cette éblouissante production de Covent Garden.
On ne peut ici tout détailler de l’activité débordante de Hervé ainsi présentée et de la réception de ses ouvrages par la presse et le public britanniques. On se contentera de citer au passage la musique de ballet qu’on serait curieux d’entendre comme celle de Dilara (Empire Theatre 1884) ou Duel in the snow after a mascarad bal (Empire Theatre, 1889) qui mêle ballet et pantomime avec un basculement final vers le drame. On serait très curieux d’entendre aussi le très particulier The Ashanti War (Concert Promenade de Coven Garden, 1874) que le Morning Post qualifie de « symphonie héroïque ».
Comme l’explicite le titre, on suit l’hyperactif compositeur dans ses incessants aller-retour entre les deux capitales où il est joué simultanément. Cela éclaire de façon très stimulante la question de la confrontation entre deux cultures bien marquées. On sourit aux réticences britanniques devant les bien-nommées gauloiseries de certains livrets d’où quelques « adaptations » plutôt dévastatrices, on retrouve l’incorrigible tendance (toujours active, hélas!) au rajout d’allusions, de « bons mots » lourdingues, de réécritures maladroites qui sont la plaie de l’opérette. On remarque la liberté avec laquelle le compositeur lui-même fait passer tel rôle masculin en rôle de travesti (Chilpéric) sans susciter l’étonnement. On plonge plus largement dans les mécanismes de la production théâtrale entre les deux capitales.
On perçoit très clairement ce qui fait la force de la personnalité artistique du compositeur Hervé : son irrésistible besoin de la scène et son activité de direction d’orchestre. À n’en pas douter il avait besoin de cabotiner. L’approximation de sa prononciation anglaise devient un atout, même si la presse émet quelques réserves polies sur les limites de sa voix (plus diseur que chanteur). Il n’empêche que la connaissance pratique de la scène est plutôt rare et précieuse pour un compositeur de théâtre. Par ailleurs la direction d’orchestre n’est pas, dans la carrière de Hervé, secondaire. Alors que généralement les compositeurs se contentaient de diriger, plus ou moins bien, la ou les premières de leurs ouvrages, Hervé mène une véritable carrière de chef. Ainsi lui confie-t-on en 1874 la direction des Concerts Promenades et de leur prestigieux orchestre. Il y dirige Rossini, Meyerbeer, Mendelsohn, Beethoven et même Wagner. Cette expérience compte sans doute pour beaucoup dans la finesse des ses orchestrations unanimement soulignée par la critique.
On peut suivre, en parallèle à la carrière de l’artiste, les péripéties de sa vie d’homme. Elle a quelque chose de romanesque avec, pour ce qui concerne la période en question, la fondation d’une tardive seconde famille britannique, son installation à Folskestone et sa naturalisation anglaise, ces deux dernières dictées par un mélange de sentiment et de nécessité pratique. Les extraits de sa correspondance aident de façon très impartiale et documentée à affiner le portrait du personnage. On se délecte de l’extraordinaire réponse qu’il fait à un journaliste un peu trop curieux quant à sa santé, réponse totalement déjantée dans laquelle il demande à son interlocuteur de prier « l’Obélisque de changer de chaussettes, ne fut-ce que par égard pour l’Arc de Triomphe » et où il annonce sa proche naturalisation hottentote. Loin de l’anecdote, Dominique Ghesquière décrypte brillamment cette véritable page de littérature surréaliste, stimulante, invite à regarder de près les livrets de Hervé lui-même, beaucoup plus riches sans doute qu’on ne l’imagine.
Le contexte historique demeure présent, le Paris sombre de la défaite et des traces de la guerre civile, et qui essaie de retrouver le goût de vivre est bien là. Il annonce aussi une évolution de l’opérette. La dernière partie de l’ouvrage décrit le retour définitif du compositeur en France, la mesquinerie d’une certaine presse qui lui fait payer petitement sa nationalisation britannique (la même qui attribue Sedan à Offenbach), ses dernières années mélancoliques mais toujours aussi actives.
Il flotte sur cette biographie l’espoir toujours déçu d’une occasion de démonstration de toute l’étendue de ses talents par la création d’une œuvre d’envergure qui ne put jamais être portée à son terme.
Dans un dernier chapitre très précieux, on peut suivre les péripéties de la succession de Florimond Ronger – dit Hervé – et les chicanes familiales autour de l’héritage lesquelles, en définitive, ont permis la mise à l’abri des archives du compositeur aujourd’hui conservées à la bibliothèque de l’Opéra.
Les annexes comprennent en particulier un « Cahier iconographique » qui contient un nombre conséquent de photographies, d’affiches, d’illustrations de presse et de fac-similés, bien mis en valeur par le grand format du volume.
Ajoutons que l’écriture de Dominique Ghesquière est limpide et d’une lecture très agréable, les nombreuses notes de bas de page apportent une quantité d’informations tant sur les interprètes que sur les théâtres avec les références très précises des documents cités.
Voici un livre qui devrait figurer dans la bibliothèque de tout amateur de théâtre lyrique ou musical et de toute médiathèque.
Gérard Loubinoux
Dominique Ghesquière
Hervé Entre France et Angleterre
Editions Delatour France
33 € TTC