Nouvelles de la Komische Oper Berlin. Comment Kirill Serebrennikov et le chef d’orchestre James Gaffigan choisissent des partis-pris faisant fi des conventions contraignantes. Un tiers du public de l’institution allemande n’a-t-il pas moins de quarante-cinq ans ? Observations sur une cure de jouvence.
Le nouveau directeur musical de la Komische Oper Berlin – l’Américain James Gaffigan – a l’air d’un homme pressé et amateur d’amples sonorités orchestrales. Tel est l’impression que des auditeurs peu documentés pourraient retenir de la nouvelle production des « Noces de Figaro » de Mozart qu’il vient de diriger dans la fameuse institution. Mais Gaffigan est judicieux. La rapidité de ses tempi reprend la matière de la « folle journée » de Beaumarchais. Autant que les impatiences sexuelles dont Mozart est l’artisan. Quant à l’assez puissante pâte orchestrale dont Gaffigan est le maître, elle se justifie. Nous ne sommes plus à l’époque papier glacé du maniérisme viennois illustré par Josef Krips ou Karl Böhm. De même, la distribution ne saurait nous ramener au temps des Janowitz, Sciutti, Van Dam et autres Bacquier.
Le travail vocal au dixième de millimètre n’existe presque plus. Il serait donc inadéquat de se référer à ces monuments pour froncer les sourcils devant les neuf chanteurs réunis par Gaffigan. De leur ensemble émergent le convaincant Figaro de Peter Keller, la Comtesse de Verity Wingate dotée d’un timbre crémeux, la Suzanne de Siobhan Stagg et l’habile Chérubin de l’Autrichienne Patricia Nolz. Quant au Comte, incarné par Andrey Zhilikovsky, il est un peu en retrait. De même, Gaffigan nous gratifie de l’air de Marcellina, souvent coupé, incarnée par Ulrike Helzel, dont le jeu scénique est supérieur à l’état vocal. Aux côtés de cet ajout apparaît une interpolation. Il s’agit du trio « Soave sia il vento » de « Così fan tutte ». Une pareille pratique était courante durant la période baroque et le classicisme. Elle n’est ici en rien dérangeante. Le claveciniste chargé de soutenir les récitatifs secs nous amuse. Il cite un motif de « Tosca » après que Chérubin s’est jeté dans le vide et imite des sonneries de téléphones portables.
Non sans raison. Kirill Serebrennikov – responsable d’une mise en scène coproduite avec l’Opéra d’Amsterdam et invitée cet été au Festival d’Édimbourg – est un homme du temps présent : « Je suis profondément convaincu que le genre de l’opéra réclame aujourd’hui une refonte radicale du côté de la mise en scène et de la dramaturgie, si nous ne voulons pas nous occuper seulement de la reconstruction de significations vieilles de deux cents ou trois cents ans. » Le Russe radical, vedette internationale traquée par Vladimir Poutine jusqu’en 2022 et désormais installée à Berlin, utilise parfois des ciseaux. Il supprime dans « Les Noces de Figaro », son second ouvrage du cycle Mozart-Da Ponte, les parties chorales. Elles sont reprises sous forme de quatuors confiés à des protagonistes de l’œuvre. Sans préjudice pour la structure musicale. On découvre, durant plus de trois heures, que Serebrennikov a de l’humour et qu’il n’est pas à court d’idée. L’évocation du destin militaire de Cherubino passe par la présentation du sort réservé aux soldats russes participant à l’agression en cours contre l’Ukraine. Le même Cherubino – devenu Cherubina – a un double en la personne de Georgy Kudrenko, magnifique comédien-mime ayant recours au langage des signes.
Signataire des costumes et décors de cette production hors des sentiers battus, Serebrennikov ne se concentre pas sur l’état de la société française à la veille de la Révolution de 1789. Il montre – par deux espaces de jeu superposés – un état notamment latent au long de la Tétralogie de Richard Wagner, de la société soviétique de son enfance et de la Russie de 2024 : le monde du dessus et celui du dessous. Les Almaviva occupent une demeure contemporaine qui aurait pu être construite par les célèbres architectes suisses Herzog et de Meuron. On se croirait aussi invité à la Collection Pinault, tandis que brille en fond de scène la phrase « Capitalism kills Love. », portée par des lettres lumineuses. Dans les profondeurs se tient le petit personnel du ménage Almaviva. Il agit devant des machines à laver, des balais, des torchons, des chemises à repasser et des casiers à bouteille. Il y a, dans tout cela, la mémoire des écrits de Dostoïevski ou de Gorki, écrivains de la misère et du désespoir. Ces deux pôles fonctionnent à perfection jusqu’au quatrième acte, chassé-croisé redoutable avec fornications sylvestres ayant inquiété plus d’un metteur en scène chevronné, jusques et y compris Giorgio Strehler. Ici, Serebrennikov ne contrôle plus guère la situation. Il a – lui aussi – ses limites.
En tout cas, le seconde représentation de ces « Noces de Figaro » a généré une standing ovation d’une salle pleine à ras-bord. Un tel comportement indique que la rupture avec des conventions contraignantes allège le rapport des spectateurs à des chefs-d’œuvre souvent ressentis comme des pièces de musée. Un tiers du public de la Komische Oper Berlin a moins de quarante-cinq ans. Il n’est pas mal à l’aise devant les crises traversant les quatre couples montrés par Da Ponte et Mozart. Il n’aime pas les rébus majestueux.
Dr. Philippe Olivier