En 1932 paraissait sous le titre Brave New World (Le Meilleur des mondes) un roman d’anticipation dystopique, écrit par le britannique Aldous Huxley en quatre mois, à Sanary-sur-Mer. Vingt-cinq ans plus tard, Huxley publiait un essai consacré à ce livre, Retour au meilleur des mondes, dans lequel il évoquait les évolutions du monde réel qu’il percevait comme allant dangereusement vers celui décrit dans son ouvrage initial.
Au cours du récit le lecteur découvre un grand nombre de personnages dont notamment Bernard Marx, individu appartenant à la caste supérieure de cette société et John, un « sauvage », car indépendant, né d’une femme et vivant en dehors de ce système social imposé à une très grande majorité d’êtres humains.
Le roman comme le spectacle évoquent un monde futuriste et eugéniste, très hiérarchisée, divisé en différentes castes dont les individus, conçus artificiellement, sont conditionnés biologiquement et psychologiquement afin de garantir la stabilité et la continuité du système.
Dans cette société la reproduction humaine n’est plus sexuée mais dépend entièrement du contrôle des laboratoires et d’un schéma de caste très rigide. La consommation de Soma, une drogue bienfaisante (et quasi obligatoire) qui rend euphorique, constitue le secret de la cohésion de cet univers : grâce à elle, chaque élément de la société peut se sentir heureux de son sort et ne revendique rien. Chacun appartient à tout le monde et tous les individus se trouvent connectés entre eux et baignent dans un apparent bonheur. La jeunesse demeure intacte et il n’existe plus d’obstacles insurmontables. Moyennant quoi la pire des dictatures prend les apparences de démocratie enfin apaisée. Difficile de ne pas songer au rêve transhumaniste en découvrant Le Meilleur des mondes.
Comme l’écrit la metteuse en scène (et également adaptatrice) Gaële Boghossian « L’addiction au bonheur facile me semble cauchemardesque parce qu’elle n’offre aucun espace d’analyse, aucune issue, aucune possibilité de rébellion. Elle est le bras armé d’une dictature pernicieuse contre laquelle personne ne pourrait ou ne voudrait lutter. Comment se révolter contre le bonheur ? Pourquoi s’opposer au plaisir servi sur un plateau d’argent ? Sacrifier la liberté au bonheur, est-ce une saine utopie ? »
On s’immerge par le biais d’un modus informatique afin d’activer la notion de voyage et c’est ainsi que plusieurs séquences nous plongent au fond de l’océan dans lequel vont et viennent des bancs de poissons. « The New Word Show » qui vante les mérites de cette civilisation s’insinue par moments pour entrecouper le fil de certaines scènes
On peut de surcroît voyager dans d’autres contrées et y visiter une communauté de sauvages qui constitue une sorte d’attraction pour le reste de ce monde idéalisé. Cette population, en révolte contre la civilisation qui lui est imposée, revendique le droit d’être malheureuse, souffrante voire torturée.
La pièce se présente sous la forme d’un film de science-fiction similaire à des œuvres comme Dune par exemple. Ici les projections ne constituent pas l’un des supports de la dramaturgie comme on a pu par exemple le voir dans d’autres productions du Collectif 8 mises en scène par Gaële Boghossian avec l’appui des vidéos de Paulo Correia (qui intervient aussi dans d’autres genres, comme par exemple Madama Butterfly récemment représentée à l’Opéra de Nice et à Anthéa dans la mise en scène de Daniel Benoin). Les vidéos deviennent, en la circonstance, véritablement le principal protagoniste du spectacle avec des personnages issus de la technologie informatique.
Les spectateurs sont quasiment immergés dans une perception cinématographique avec un immense écran tendu devant eux, tandis que, par instants, les comédiens se devinent par transparence à l’intérieur d’une sorte de structure à trois étages divisée en appartements en forme de cellules dans lesquelles ils se déplacent successivement au fur et à mesure de l’évolution de la progression dramatique.
Le personnage principal matérialisé par le visage « graphique » d’une femme qui organise le bonheur du monde peut évidemment apparaître comme un pur produit de la bande dessinée informatique tandis que les comédiens incarnent d’une part, l’organisateur de cet immense show et d’autre part, la femme prétendument heureuse dans cet univers ne lui offrant d’autres propositions que la jouissance. Par ailleurs si le scientifique peut être par moments en proie aux doutes le sauvage doit seul se révolter et réclamer le droit à la souffrance dans cette pseudo société unilatéralement vouée aux plaisirs.
Un remarquable exploit technologique et un fascinant spectacle donnant à réfléchir sur la relativité du bonheur imposé.
.Christian Jarniat
19 mars 2024
Mise en scène et adaptation : Gaële Boghossian
Création vidéo : Paulo Correia
Création musicale et sonore : Benoît Berrou
Lumières : Tiphaine Bureau
Scénographie : Collectif 8
Costumes : Gaële Boghossian
Son : Fabrice Albanese
Chargée de production et diffusion : Vanessa Anheim Cristofari
Distribution
Matthieu Astre
Paulo Correia
Damien Rémy
Océane Verger