Soirée d’opéra bouleversante à la Bayerische Staatsoper pour la création munichoise de Die Passagierin (La passagère) de Mieczysław Weinberg, un opéra en deux actes, huit tableaux et un épilogue, inspiré du récit autobiographique éponyme Pasażerka (La passagère, 1962) de l’écrivaine et journaliste polonaise Zofia Posmysz (1923-2022), résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, et survivante des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz et de Ravensbrück, où elle fut détenue de 1942 à 1945. Zofia Posmysz est décédée en août 2022. Par le hasard des programmations, la production munichoise a lieu en même temps qu’une production madrilène de l’œuvre. Ce sont les deux premières auxquelles l’autrice n’a pu assister. Elle était l’un des derniers témoins d’une époque aux horreurs innommables et avait marqué par sa présence la création de l’opéra en concert à Moscou en 2006, puis la création scénique au Festival de Bregenz en 2010. Elle put encore se rendre aux productions de Francfort, de Gelsenkirchen et de Graz, autant de lieux où l’histoire, inspirée de ses propres expériences autobiographiques, avait pu être jouée “avec elle”.
Le livret de Medvedev est basé sur la pièce radiophonique polonaise de 1959 Pasażerka z kabiny 45 (Passager de la cabine numéro 45) de Zofia Posmysz, dont elle écrivit un scénario de film et le récit de 1962. Pasażerka se base sur un événement autobiographique : lors d’un voyage officiel avec son mari à Paris en 1959, Posmysz avait entendu une femme parler en allemand à son enfant et avait supposé qu’il s’agissait de sa surveillante, la gardienne SS Anneliese Franz.
Alexander Medvedev travailla pendant des années avec Chostakovitch et Weinberg. Cette alliance créative a donné naissance à quatre opéras de Weinberg sur des livrets de Medvedev (La Passagère, La Madone et le Soldat, Le Portrait, L’Idiot). D’abord écrit en russe, l’opéra Пассажирка,Op. 97, prévu et déjà répété au Bolchoï en 1968, ne put y être joué, malgré l’intense plaidoyer de Chostakovitch, ami du compositeur, car la censure soviétique craignait les associations entre un camp de concentration et le goulag. On reprocha à l’œuvre son “humanisme abstrait”. Ce n’est qu’en 2006 qu’il peut être créé par les musiciens du théâtre Stanislavski. Le livret russe de Medvedev a été retravaillé en 2010 pour la première représentation scénique de l’opéra au Festival de Bregenz en un texte polyglotte, surtout allemand et polonais, avec des passages en yiddish, français, russe et tchèque.
Medvedev avait pris contact avec Zofia Posmysz afin de la rencontrer pour travailler sur le livret. Lors de leurs deux rencontres, dont la seconde eut lieu à Auschwitz, il y eut des désaccords sur les transferts de contenu du récit au livret d’opéra. Tout au long de sa vie, Posmysz se distancia du livret de manière subtile. Elle déclara plus tard que, dans la version du texte de Medvedev, des “déclarations idéologiques ont été mises dans la bouche” de certains personnages, qui n’apparaissent d’ailleurs pas dans le livre. Selon Posmysz, Medvedev aurait argumenté à l’époque que certaines choses devaient avoir lieu dans le livret, d’une part pour des raisons de dramaturgie musicale, d’autre part pour que l’œuvre passe la censure.
La composition de Weinberg s’inscrit dans la tradition des “compositions commémoratives ” pour les “victimes de la Grande Guerre Patriotique”, qui évoquent musicalement les atrocités fascistes exploitées idéologiquement par le régime soviétique. C’était l’ère de Leonid I. Brejnev, secrétaire général du PCUS depuis 1964. Weinberg a tenté de manière très offensive de remplir sa “mission sociale” en formulant l’ “éthique de son État”, à savoir l’invitation à ne pas oublier ces atrocités, comme “message artistique” de son opéra. Le livret et la composition opposent clairement les victimes et les bourreaux, alors que Posmysz évitait catégoriquement les délimitations moralisatrices.
Dans la production munichoise, Tobias Kratzer et Vladimir Jurovski se sont attachés à oblitérer ce qui pouvait l’être de cette l’allégeance soviétique forcée de Weinberg. Ainsi ont-ils fait passer à la trappe le personnage de Katia, une communiste russe défenderesse de l’idéologie des Soviets.
Synopsis
La Passagère de Munich aborde les questions de la mémoire et de la culpabilité dans une perspective contemporaine. L’intrigue de la Passagère comprend deux niveaux temporels : L’intrigue principale se déroule sur un bateau transatlantique vers 1959/60 ; des flash-backs conduisent au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz en 1943/44. À Munich, la mise en scène introduit un troisième niveau temporel situé dans le présent.
- Premier acte. La traversée.
Lisa est passagère sur un bateau. Avec son mari Walter, diplomate allemand, elle traverse l’Atlantique. Tous deux sont heureux de pouvoir laisser derrière eux leur patrie, l’Allemagne, et donc le passé des années de guerre. L’émigration vers l’Amérique du Sud doit être le début d’une période de renouveau. Cependant, peu après le début du voyage, l’idylle conjugale prend déjà fin : Lisa croit reconnaître Marta, ancienne détenue du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, dans la personne d’une passagère. Lisa était également à Auschwitz – en tant que membre de la SS et gardienne. Jusqu’à ce moment-là, Lisa avait caché à Walter ce qu’elle avait fait dans le camp de concentration. Le couple se dispute, — Walter voit sa carrière terminée si l’on apprend qu’il a épousé une femme SS —, mais se réconcilie lorsque les renseignements fournis par un steward les rassurent : la femme mystérieuse, dans laquelle Lisa a cru reconnaître Marta, est britannique, et non polonaise. Pourtant, Lisa est de plus en plus rattrapée par ses souvenirs : de la gardienne en chef et des autres SS ; des détenues du camp, avec leurs histoires de souffrance et leurs espoirs ; mais surtout c’est le souvenir de Marta qui la hante. Les deux femmes partagent une histoire complexe de dépendance et d’oppression. Ce qui s’est passé entre elles rattrape Lisa. Une confrontation avec son passé devient inévitable.
- Deuxième acte, Près de la mort.
La pensée de Lisa oscille entre ce qui se passe à bord et les souvenirs du camp de concentration : le commandant du camp d’Auschwitz souhaite que Tadeusz, musicien célèbre et également interné, lui joue sa valse préférée. Au cours des préparations du concert, Tadeusz retrouve pour la première fois sa fiancée Marta. Lisa leur accorde un moment de tête-à-tête interdit et exige de la gratitude pour ses faveurs. Elle propose d’organiser d’autres rendez-vous et veut ainsi devenir une sorte de protectrice de Marta et Tadeusz, qui doivent lui être entièrement soumis. Mais Tadeusz refuse ces rendez-vous illicites, qui pourraient conduire à l’exécution de Marta qu’il tente de protéger au prix de ne plus la revoir.
Pendant ce temps, les meurtres continuent : les détenues du camp opposent à la machine d’extermination d’Auschwitz des moments d’empathie mutuelle, mais elles ne peuvent pas échapper à la mort. La brutalité et la perfidie du camp s’imposent complètement à la conscience de Lisa.
Le steward doit revenir sur ses informations : la mystérieuse passagère est bien polonaise. Elle pourrait être Marta. Une soirée dansante à bord se confond avec le concert au camp : Tadeusz y commet un acte de résistance sous les yeux du commandant du camp. Au lieu de jouer la valse demandée, il se met à jouer la Chaconne de Jean-Sébastien Bach. Tadeusz est assassiné. Marta s’adresse à la postérité : « Si l’écho de leurs voix faiblit. » [Un vers de Paul Éluard]. Lisa n’obtient pas de rédemption.
La mise en scène
Die Passagierin est le premier opéra que Tobias Kratzer, né en 1980 à Landshut, met en scène à l’opéra de Munich. Toutes les nouvelles productions qu’il a signées ces dernières années ont été réalisées avec la même équipe : Rainer Sellmaier, responsable des décors et des costumes, et Manuel Braun, responsable de la vidéo, avec en plus Jonas Dahl dans la nouvelle production. Il s’agit aussi du premier travail commun avec le directeur musical Vladimir Jurowski.
Tobias Kratzer, qui prendra ses fonctions comme directeur général de l’opéra de Hambourg en 2025, livre ici un travail sobre et percutant sans introduire de références scéniques à l’univers concentrationnaire d’Auschwitz, ni dans les décors ni dans les costumes.
Toute l’action se déroule dans le huis clos d’un paquebot reliant l’Europe au Brésil où le mari de Lisa se rend pour y représenter l’Allemagne en tant que diplomate. Du paquebot on ne verra que la découpe d’un flanc avec trois niveaux de cabines puis, en deuxième partie une vaste salle de restaurant avec une douzaine de grandes tables collectives. Quinze cabines avec balcon sont disposées sur trois niveaux superposés qui occupent tout le front de scène. Lisa et son mari occupent la cabine centrale. Les costumes des protagonistes et ceux du personnel, les cabines et leur mobilier évoquent la fin des années 1950.
La mise en scène se concentre sur le travail sur la mémoire de Lisa, dont le déclencheur est sa présomption sur l’identité d’une autre passagère. À la fois, Lisa est projetée dans les couloirs du temps vers l’avenir : elle y est devenue une petite vieille craintive et terrorisée, porteuse d’une urne funéraire que l’on suppose contenir les cendres de son défunt mari qu’elle rapatrie en Allemagne. Lors de ce trajet de retour, elle revoit dans un cauchemar éveillé les épisodes de la première traversée. La petite vieille hante le navire et les cabines des voyageurs sans que ses occupants ne l’aperçoivent.
Une fois le germe du souvenir de son passé nazi à Auschwitz inoculé, il va conduire Lisa à la panique puis à l’aveu vis-à-vis d’un mari de plus en plus préoccupé. La mémoire en action va transformer le navire et ses occupants et faire jaillir des évocations du passé concentrationnaire avec au centre les personnages de Marta et de Tadeusz livrés aux persécutions de la gardienne Lisa. Dans le paquebot de la fin des années 50, le personnage de Lisa, joué par deux actrices, est ainsi détriplé : tortionnaire nazie, femme de diplomate, veuve de diplomate. Des passagères vêtues de noir incarnent les codétenues. Le capitaine du navire est aussi le commandant du camp, le personnel du navire joue à la fois les garde-chiourme et dans le restaurant, les cadavres jonchent le sol et les tables. En fin d’opéra, des images des camps de la mort sont diffusées sur l’écran d’un téléviseur.
Aux changements de tableaux un grand écran descend sur l’avant-scène avec l’image impassible des flots où descend le corps d’une femme, celui de la vieille Lisa, dont tout donne à penser qu’elle s’est suicidée.
La direction d’acteur est extrêmement exigeante pour le personnage de Lisa qui doit donner à voir la transformation progressive d’une ravissante femme encore jeune promise à la vie brillante, toute en représentation, d’épouse de diplomate en une personne dont le vernis factice s’écaille pour dévoiler les abominations d’un passé pernicieux. L’aveu progressif au mari s’accompagnera de justifications fallacieuses. Dans les scènes du restaurant, c’est une femme hagarde, épuisée et vieillie qui de l’aveu privé passe à la confession publique.
La mise en scène de Tobias Kratzer pétrifie. Elle est épurée, intelligente, lisible, rigoureuse, les trois niveaux temporels interfèrent sans provoquer de confusion aucune. Elle donne toute place à la musique, au texte et au chant, et à l’absolu de l’horreur qui jaillit en geyser des lugubres labyrinthes de la mémoire. C’est une extraordinaire réussite qu’on se retient dans un premier d’applaudir tant ce qui est représenté et suggéré est insoutenable. Tobias Kratzer laisse ouverte la question de savoir qui est la passagère : la passagère en qui Lisa croit reconnaître Marta, dont la présence réelle n’est jamais confirmée, ou Lisa qui traverse par deux fois l’Atlantique tout en voyageant sur les cordes temporelles.
De la musique avant toute autre chose
Mieczysław Weinberg considérait La Passagère comme son Opus magnum, Sa musique se devait, censure oblige, illustrer la brutalité du régime nazi, la dynamique des différentes constellations de pouvoir et les souffrances des détenus. Il s’agissait de commémorer dans la composition les victimes de la Grande Guerre patriotique. Mais au-delà des impératifs musicaux catégoriques du régime, la partition recèle d’immenses richesses. Ainsi de la caractérisation du chant des personnages, plus doux et lyrique pour Tadeusz et Marta, plus sec et tranchant pour Walter et Lisa. Weinberg donne des formes déclamatives au chant de Walter, et récitatives à celui de Lisa. À ces deux personnages, il refuse d’attribuer un aria ou un duo intime. À Tadeusz et Lisa la douceur, le lyrisme et la sensibilité d’un chant qui par ailleurs les rapproche de celui des autres détenus, alors que Walter et Lisa sont exclus de toute communauté musicale. La partition regorge de citations, d’allusions et de clins d’œil musicaux : Chostakovitch bien sûr et Benjamin Britten, le jazz, la chanson folklorique du temps de la peste viennoise de 1679 Oh! Du lieber Augustin , une marche militaire de Schubert, le motif du destin de Beethoven, la chanson «Surabaya Johnny de Bertolt Brecht et Kurt Weill, et la Chaconne de Bach que Tadeusz joue par défi alors que le commandant du camp lui a ordonné de jouer une valse, une protestation que le musicien payera de sa vie.
Vladimir Jurovski s’est attaché à rendre les beautés dramatiques et la force expressive de l’œuvre de Weinberg avec l’exemplaire orchestre de Bavière. On perçoit chez Jurovski une profondeur de compréhension de cette composition que les Soviets n’ont pas su apprécier, nourrie par son origine russe et sa formation dans les meilleurs cénacles moscovites. Comme le chef l’a précisé lors d’un entretien, sa proximité avec l’opéra est aussi renforcée par sa propre tragédie familiale : son arrière-grand-père fut victime de la Shoah en septembre 1941, lors du massacre de Babi Yar au cours duquel les forces militaires de l’Allemagne nazie mitraillèrent 33741 Juifs à Kiev.
Le chœur et le plateau de chanteurs participent de la même excellence. Le rôle de Lisa est interprété par Sophie Koch, qui a récemment incarné avec brio Gertrude dans Hamlet lors du dernier festival d’été munichois. Son jeu théâtral qui illustre le dépérissement physique et moral de la protagoniste laisse pantois. Elena Tsallagova illumine le tragique personnage de Marta de son prodigieux soprano lyrique. Le rôle de la vieille Lisa est tenu par l’actrice Sibylle Maria Dordel, qui se produit pour la première fois à l’Opéra national de Bavière. Charles Workman, que l’on avait beaucoup apprécié en Polonius dans Hamlet campe avec une voix magnifiquement projetée le rôle peu glorieux de Walter, le diplomate trompé par le mensonge par omission de Lisa, qui craint pour sa carrière. Venant lui aussi de l’équipe du Hamlet de Brett Dean où il était Horatio, Jacques Imbrailo donne ici un Tadeusz de grande sensibilité et de tout aussi grande abnégation.
Au-delà de la porte étroite des contraintes de la censure soviétique, Mieczysław Weinberg est parvenu à approcher l’expression de l’innommable dans une des plus grandes œuvres musicales de la Shoah. Son opéra, ressuscité en 2010, connaît un succès grandissant, la production de l’Opéra de Bavière lui rend un hommage éclatant.
Luc-Henri ROGER
13 mars 2023
Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Tobias Kratzer
Scène et costumes Rainer Sellmaier
Lumières Michael Bauer
Vidéo Manuel Braun et Jonas Dahl
Chœurs Christoph Heil
Dramaturgie Christopher Warmuth
Distribution :
Lisa : Sophie Koch
La vieille Lisa : Sibylle Maria Dordel
Walter : Charles Workman
Marta : Elena Tsallagova
Tadeusz : Jacques Imbrailo
Krystina : Daria Proszek
Vlasta : Lotte Betts-Dean
Hannah : Noa Beinart
Bronka : Larissa Diadkova
Yvette : Evgeniya Sotnikova
1er SS : Bálint Szabó
2ème SS : Roman Chabaranok
3ème SS : Gideon Poppe
Passager âgé : Martin Snell
Surveillante générale / Kapo : Sophie Wendt
Steward : Lukhanyo Bele
Orchestre de l’État de Bavière
Chœur de l’Opéra d’État de Bavière
Audio La première est actuellement disponible à l’écoute sur https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-3421478.html
Programme La production s’accompagne d’un programme remarquable (en langue allemande) qui propose diverses études extrêmement bien documentées, dont nous avons entre autres extrait le synopsis.
Crédit des photos © Wilfried Hösl (photos de scène) et © Manuel Braun | Jonas Dahl (vidéo de la noyade )