Histoire mouvementée d’une production
La Chauve-souris (Die Fledermaus) ne laisse pas que de bons souvenirs ayant pris de plein fouet la fermeture des théâtres imposée par la crise sanitaire du Covid. L’ouvrage a pu être répété à Rennes, capté et diffusé en juin 2020 sur les télévisions et dans plus de trente communes de la région bretonne et des Pays de la Loire. Les premières représentations scéniques ont eu lieu en juin de la même année à Avignon (coproducteur du spectacle avec Rennes et Toulon) avec les précautions d’usage que la pandémie exigeait. Après les reports La Chauve-souris a repris sa place dans les programmes cette saison à Rennes, Toulon, Nantes et Angers.
Dans tous les théâtres où le spectacle a tourné le public a été conquis. Celui du théâtre Graslin à Nantes n’a pas fait exception en renouvelant et amplifiant même cet enthousiasme pour une production appelée à faire date.
Chef d’œuvre absolu de la musique viennoise La Chauve-souris est le titre incontournable des fêtes du Nouvel An à Vienne. Mais de nombreux théâtres ou festivals n’ont pas emboîté le pas des versions ultra-classiques et ont rapproché l’ouvrage de l’époque où il était monté. Déjà en 1935 à Paris au théâtre Pigalle la mise en scène de Max Reinhardt entre sur le terrain des réévaluations dont l’exemple le plus symbolique sera le spectacle monté à Salzbourg en 2001 par Hans Neuenfels qui déchaîna la bronca d’une partie du public.
Quelle version pour La Chauve-souris ?
Le problème se pose de la version pour l’opérette cardinale de Strauss, les différentes adaptations comme la nature intrinsèque du texte initial questionnant. Comment de plus aborder le parlé-chanté ? Il n’était pas plus évident de jouer la traduction du livret allemand (1874) que remonter pour la énième fois le texte de Paul Ferrier (1904), pas des plus convaincants, sans parler d’une éphémère Tzigane donnée en 1877 au théâtre de la Renaissance à Paris. La production d’Angers-Nantes Opéra revient au proto-texte du Réveillon (1872) de Meilhac et Halévy qui, s’il diffère sur certains points du livret de Haffner et Genée (la femme d’Eisenstein n’apparaît pas à l’acte II), offre l’intérêt d’une langue savoureuse à mettre dans la bouche non des multiples personnages mais d’une seule meneuse de jeu incarnant tous les rôles (on reviendra plus loin sur la performance de l’interprète). La soudure de la comédie et des numéros est une telle réussite que la lecture des surtitres des passages chantés devient presque superflue. De même cette conception permet de retrouver le sens de l’événement viennois (le krack de 1873, la défaite de Sadowa en creux dans toutes les têtes) comme une forme de théâtralité pouvant séduire un public d’aujourd’hui friand du one-man (en l’occurrence woman !) show humoriste.
Une mise en scène luxuriante et pensée
La mise en scène de Jean Lacornerie pour faire exister cette conception est brillantissime, et cela dès le lever du rideau au début de l’ouverture. Les cadres où apparaissent et disparaissent les personnages révèlent les rapports familiaux tendus dans une drôle de famille où règne le solipsisme, n’étaient les liens plus ambigus entre Rosalinde et Alfred. La multiplication appelée à revenir se met déjà en place avec le ballet des sbires de Franck, le gouverneur de la prison. Le décor s’élargit à l’acte II. Escalier de music-hall et rideaux dorés deviennent un écrin pour les grands airs de l’acte, tous « entourés » d’une chorégraphie inventive. Adèle interprétera son air « Mein her Marquis » inondée de plumeaux et de « trucs en plumes » résumant à eux seuls le destin « artistique » de la femme de chambre. Les couplets de l’acte suivant bénéficieront du même traitement à historiettes. Le dîner galant se déroule autour d’une table qui devient par son évanescence sujet de chorégraphie, non sans qu’ait été rappelé le paradoxe des scènes de repas et de libation non partagées par le public au théâtre énoncé dans la comédie de Meilhac et Halévy. Dans cet acte rythmé et enlevé le metteur en scène choisit un mouvement plus épuré afin de mettre en valeur peut-être un des sommets de la musique tout court, l’éphémère et jouissif moment de la fusion des cœurs (« Brüderlein und schwesterlein »). Quant à la modernité elle apparaît dans la touche genrée des travestis et ballerines en cascade, du déguisement sexué et de l’illusion (le Prince Orlofsky faisant quelques tours de passe-passe) ; ce dernier ne prône-il pas une philosophie identitaire du « chacun à son goût ! », valable pour la doxa d’aujourd’hui, mais sans doute pas loin de plaire dans une Autriche fin-de-siècle ? L’acte III est tout aussi réussi, dominé par un Frosch dissertant sur l’actualité et nous expliquant les dédales de l’intrigue dans la grande tradition du cabaret berlinois. Le programme de salle évoque une prison à la Piranèse, mais on est sans doute aussi dans le très simili, les néons blafards répondant aux rampes de lumières festives qui entourent la scène. Quoi qu’il en soit on en est arrivé à l’heure des comptes dans une cellule ambulante : qui paie les conséquences de la farce, qui pardonne, comment démêler le vrai du faux… Questions ouvertes comme finalement les portes du pénitencier ! Associons pour finir au nom du metteur en scène celui de Bruno de Lavenère qui a réalisé superbement la scénographie et les costumes.
Une distribution bien choisie
La distribution vocale ne cherche pas la virtuosité pour elle même, mais plutôt à s’inscrire dans ce qu’exige comme qualités le théâtre chanté. Éléonore Marguerre est une rayonnante Rosalinde aux aigus puissants et aux registres unifiés. Dans le rôle d’Adèle la canadienne Claire de Sévigné convainc par un timbre souple comme par le jeu voulu par le côté faux-semblants du personnage. L’Ida de Veronika Seghers est tout aussi bien distribuée. Le beau mezzo enveloppant et cuivré de Stéphanie Houtzeel fait merveille dans le prince Orlofsky ; le personnage est bien là avec son mystère et ses ambiguïtés. Dans Gabriel von Eisenstein le baryton Stephan Genz incarne ce bourgeois dissimulateur qu’il dote d’un phrasé vocal très approprié. Dans le duo de l’acte I Thomas Tatzl lui donne une pertinente réplique ; dans son air du II (traduisons « O douceur d’être frère, d’être sœur ») la voix joue sur l’ampleur et l’éloquence. Horst Lamnek qui connaît bien le monde de l’opérette est scéniquement crédible et vocalement parfait dans le rôle de Franck, un personnage double lui aussi. Miloš Bulajić s’illustre par la projection mais aussi la clarté et la maîtrise de l’offre chantée. Enfin François Piolino est impeccable dans son Blind bien présent par les accents vocaux et son personnage de l’avocat dépassé.
Ovationnée par le public la comédienne Anne Girouard est tout à fois la voix dédoublée, off et interagissante avec le plateau pour conduire le spectateur dans les arcanes de l’opérette, mais aussi pour incarner Frosch le geôlier enivré qui « réveille » l’orchestre de « Monsieur Claude » et demande au public de décider du dénouement du spectacle…
« Monsieur Claude » c’est Claude Schnitzler le chef d’orchestre. Que dire d’autre sur ce très grand musicien, aussi amoureux du grand lyrique que des partitions légères, qu’on ait déjà écrit ? À la tête de l’Orchestre National de Bretagne, il fait exister à la fois l’esprit viennois et cette théâtralité joyeuse, parfois mélancolique, d’une œuvre qu’il rend habitée. Il a été associé au triomphe de la soirée. Le Chœur de chambre Mélisme(s) dirigé par Gildas Plungier n’a lui aussi pas manqué à l’appel.
Didier Roumilhac
28 février 2024
Direction musicale : Claude Schnitzler
Mise en scène : Jean Lacornerie
Scénographie, costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Kevin Briard
Chorégraphie, collaboration artistique : Raphaël Cottin
Orchestre National de Bretagne
Chœur de chambre Mélisme(s)
Distribution
Gabriel von Eisenstein : Stephan Genz
Rosalinde : Éléonore Marguerre
Adèle : Claire de Sévigné
Ida : Veronika Seghers
Alfred : Miloš Bulajić
Dr Falk : Thomas Tatzl
Dr Blind : François Piolino
Franck : Horst Lamnek
Prince Orlofsky : Stéphanie Hootzeel
Narratrice et Frosch : Anne Girouard