Troisième œuvre de Leoš Janáček, Jenůfa à l’affiche de l’Opéra Unter den Linden jusqu’au 19 janvier fait entrer l’opéra tchèque dans la modernité. Quand Richard Strauss expose violemment son contenu latent en amorçant « l’affinage » du lourd langage wagnérien avec l’élégance mozartienne de Salomé, et lorsque Puccini resserre sa trame narrative en fondant les langages respectifs de Wagner, Verdi et Bizet en un style nouveau avec Tosca, Janáček avec Jenůfa enracine l’opéra dans sa culture populaire natale afin de mieux montrer les tabous, institutions et relations toxiques dans un foyer rural. Toutefois, à l’instar de ses confrères, sa musique reflète le milieu et l’époque dans lesquels baignent ses personnages.
Pour focaliser l’attention du spectateur sur la trame psychologique de l’œuvre, Paolo Fantin, le scénographe et Damiano Michieletto, le metteur en scène ont choisi un plateau faiblement meublé insistant sur l’importance de quelques accessoires tels que bancs, crucifix, ainsi que des stalactites de glace venant du plafond ou d’un trou au plancher. De même les costumes, empreints également de gravité, caractérisent les personnages, comme les robes strictes des mères, les vêtements militaires de Steva, ou les habits de Jenůfa. La claustration et la morosité du drame sont évoquées par des parois amovibles de plastique rayées, donnant l’illusion d’un éclairage pluvieux.
Ne laissant rien au hasard et insistant sur le manque de chaleur humaine du fait de la disposition géométrique des décors en forme de cube aux couleurs bleues, vertes et brunes et des accessoires, la mise en scène restitue le drame en une fascinante épure. Témoin entre autres : un bloc de glace tiré sur un tapis par des figurants au deuxième acte, sur lequel Steva jouera du couteau, préfigurant l’infanticide ; au troisième acte, c’est sur ce tapis qu’un landau sera disposé avant que Kostelnicka, la belle-mère de Jenůfa n’enlève le nourrisson, symbolisé par la laine rouge que travaille l’héroïne durant l’opéra. Enfin, un glacier pointera du ciel tandis que dans le trou du tapis, Kostelnicka se mettra en pénitence. Une mise en scène aussi minutieuse qu’efficace.
Les voix des femmes émeuvent particulièrement ici. Surtout celle de Vida Miknevičiūtė en Jenůfa, qui interprète son rôle avec sincérité et justesse. Comme son héroïne, qui conserve son humanité dans un monde froid, elle garde dans sa tessiture cette chaleur humaine la rendant attachante.
Le rôle de Kostelnicka est aussi remarquablement tenu par la mezzo Rosie Aldridge qui moule sa voix sur son personnage. Sa quête de sympathie dont elle est en manque en devient captivante. Réussir à ce point pareil performance n’est pas un mince exploit !
Les hommes, bien que ne déméritant pas, arrivent moins à convaincre dans leur partie vocale. Pavol Breslik en Steva, peine quelquefois à se faire entendre tandis que Stephan Rügamer en Laca, semble avoir du mal avec la langue tchèque.
Mais heureusement – et surtout – quel orchestre ! Dirigé par Axel Kober, en alternance avec Simon Rattle, l’opéra prend sa légitime place à côté des œuvres de Stravinsky, Strauss ou Puccini. Respectueux de chaque atmosphère, tout en gardant son élégance, rugueux par moments, sec ou bancal, quand il le faut, et toujours à propos. Jenůfa s’écouterait les yeux fermés rien que pour lui.
La mise en scène utilise des moyens modernes, épurés et efficaces pour faire ressortir la tragédie, qui comme l’opéra parvient à trouver une sorte de beauté dans cette morosité glacée.
Andreas Rey
19 Janvier 2024
Direction musicale : Axel Kober
Mise en scène : Damiano Michieletto
Scénographie : Paolo Fantin
Distribution :
Jenufa : Vida Miknevičiūtė
Kostelnicka Buryjovka : Rosie Aldridge
Laca Klemen : Stephan Rügamer :
Buryjovka : Hanna Schwarz :
Steva Burya : Pavol Breslik :
Starek : Jan Martiník
Staatsopernchor Berlin
Staatskapelle Berlin