Heures inoubliables à la Salle Pierre Boulez de Berlin, où Sir András Schiff s’apprête à conclure un cycle-marathon consacré aux œuvres pour clavier seul du maître allemand. Retour sur la séance historique vouée au 2ème livre du Clavier bien tempéré.
Me trouvant dans ma cinquante-huitième saison d’opéras et de concert, je retiens deux moments hors du commun que j’aurai eu le privilège de vivre : le récital parisien de Vladimir Horowitz le 2 novembre 1985 au Théâtre des Champs-Élysées et le parcours sur le toit du monde sonore effectué, le 2 janvier 2024, par Sir András Schiff (*1953) à la Salle Pierre Boulez de Berlin. Il aura fait partie d’un cycle Bach en sept séances donné pendant la saison 2023-2024, après avoir débuté entre 2017 et 2021. Le même cycle se terminera le 6 janvier avec L’Art de la fugue. Nous avons été mis en lévitation – le 2 janvier – grâce au 2ème livre du Clavier bien tempéré, écrit par le Cantor de Leipzig en 1742. Pour ce faire, le virtuose trinational a officié sur deux pianos à queue disposés côte à côte . L’un est un Steinway brillant, l’autre un Bösendorfer au timbre plus rond et doux. Ils lui ont été utiles durant un marathon dont la réalisation est rarissime, marathon d’une durée de deux et demie de musique, au cours duquel il a joué par cœur ces vingt-quatre pièces explorant toutes les tonalités majeures et mineures. L’interprète ne craint pas, depuis longtemps, les étendues immenses. Il est tout à son aise dans les Variations Diabelli opus 120 de Beethoven. Il sourit au souvenir de Rudolf Serkin, donnant jadis en bis les … Variations Goldberg BWV 988 de Bach.
Schiff est un roc. Tel un somnambule, il passe du premier au second clavier. Il apostrophe le public en déclarant que « la toux hivernale deviendra un art quand tous ceux qui en sont atteints tousseront en même temps ». Rires de l’assistance. Ensuite, il éblouit sans trêve. Il explique – avec ses mains – la polyphonie sublime de Bach. Il magnifie les ornements du texte, venus de Couperin et d’autres maîtres français. Il nous transporte dans un ailleurs, où marchèrent avant lui Wanda Landowska ou Claudio Arrau. Ce dernier ne joua-t-il pas en public, déjà à Berlin entre 1935 et 1937, toute la musique pour clavier de Bach ? Le concert se termine. Hélas. Schiff souhaite bonne nuit aux auditeurs. Il annonce un bis, le Ricercare à trois voix de L’Offrande musicale BWV 1079. Schiff joue le fameux thème royal proposé par Frédéric Le Grand à Bach quand il lui demanda de composer cette œuvre. Commentaire de Schiff : « Il n’existe aujourd’hui aucun roi ou chef d’État capables d’écrire un thème pareil. » Rires du public. Fils de survivants de la Shoah, le pianiste est connu pour sa clairvoyance politique. Notoirement hostile à Viktor Orbán, il est persona non grata en Hongrie, son pays natal. À l’inverse du regretté Paul Badura-Skoda, il n’a jamais hésité à s’en prendre à l’extrême-droite autrichienne au temps de Jörg Haider. D’où l’intérêt soutenu que lui porte notamment – pour des raisons citoyennes et musicales – le New York Times.
Après le concert berlinois du 6 janvier 2024, Sir András Schiff se fera entendre à la Semaine Mozart de Salzbourg et au Mégaron d’Athènes. Début février, Decca publiera un imposant coffret de 78 CD, réunissant ses enregistrements pour cette firme. Dans l’attente de ce nouvel événement, on ne peut être que soutenu par les réminiscences incessantes du Clavier bien tempéré selon Schiff, compendium de la musique de tous les temps dont Richard Wagner écrivait qu’il porte « une idée du monde ».
Dr. Philippe Olivier
