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FAZIL SAY ET CEM ADRIAN, SANS LOUKOUMS

FAZIL SAY ET CEM ADRIAN, SANS LOUKOUMS

mardi 2 janvier 2024

Cem Adrian en concert – D. R.

Concert du Nouvel An 2024 à la Komische Oper de Berlin, avec un programme décapant. Le confort convenu des réjouissances traditionnelles de l’Orchestre philharmonique de Vienne n’était pas au rendez-vous. La Komische Oper étonnera toujours – pour le mieux – par ses choix radicaux, représentatifs de la modernité dans la capitale allemande.

En raison de travaux de rénovation de l’ordre de 440 millions d’euros devant durer plusieurs années, la Komische Oper – l’une des scènes lyriques les plus intéressantes de Berlin – a translaté son domicile au Schiller-Theater, un bâtiment ouvert en 1951. L’ancienne capitale de l’Allemagne nazie était alors sous l’Occupation alliée. Les Américains y amenèrent entre autres les œuvres de George Gershwin, proscrit sous Hitler parce que leur auteur était juif et adepte d’une esthétique perçue comme décadente. Tout intérêt pour le jazz se trouvait alors démonisé. Le souvenir de cette période aura plané sur le concert du 1er janvier 2024, allègre cocktail où Gershwin côtoyait Ravel – également interdit outre Rhin entre 1933 et 1945 – comme diverses surprises émanant du pianiste Fazil Say (*1970) et du chanteur Cem Adrian (*1980) pour leur première apparition commune en Allemagne.

Cette manifestation aura permis de retrouver – au pupitre – l’Américain James Gaffigan (*1979), désormais directeur musical de la Komische Oper. Ayant précédemment officié à Valencia, il est ravi d’œuvrer dans une institution dont le public très fidèle ressemble à celui « d’un concert de rock. On y voit des gens de tous les âges, des membres de la communauté gay, des Drag Queens et des transgenres, les acteurs culturels turcs de Berlin, un rassemblement hétérogène. Les salles sont toujours pleines. » Le maestro Gaffigan s’est donné comme mission un travail approfondi avec l’orchestre de l’institution. Forte de 112 membres, cette formation n’est évidemment pas le glorieux Orchestre philharmonique de Berlin. Ses cuivres et ses bois manquent depuis longtemps de ductilité dans la musique française. On l’a noté hier, au cours du Concerto en sol de Maurice Ravel, porté avec une énergie exceptionnelle par Fazil Say. Un homme de spectacle, qu’il touche le clavier ou non. Quant à Un Américain à Paris de Gershwin, il constituait un signal pour la fin de la manifestation. On entendit alors Say et le chanteur Cem Adrian susciter à eux seuls l’enchantement absolu grâce à un Evergreen nommé Summertime.

Ayant été incité par Say à poursuivre des études supérieures de musique, Cem Adrian est un phénomène de la nature. Comme ses cordes vocales sont trois fois plus longues que celles du commun des mortels, il peut marcher sur une tessiture s’étendant de la basse chantant au soprano. Immense artiste, Adrian est aussi adepte du falsetto. Sa maîtrise de la technique vocale sidérerait plus d’un chanteur classique confirmé. Il pratique – entre autres – comme la regrettée Jessye Norman la respiration circulaire. Au cours du concert d’hier, Adrian a interprété huit chansons de son cru, orchestrées par Özgür Sevinç, également sur scène au piano. Elles disent toutes une perception de l’amour à tout le moins fort sombre : « Je ne peux plus respirer, ma voix s’enraye. Je ne trouve pas de chemin vers toi. » S’exprime ainsi l’âme tourmentée des amants issus de l’ancien empire ottoman, portée par un niveau musical calqué sur celui de l’Allemagne. Sait-on, en France, que Paul Hindemith fut chargé par Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) de réorganiser l’enseignement supérieur de la musique en Turquie entre 1935 et 1937 ? Ses séjours à Ankara portèrent leurs fruits. Sinon, des pianistes de l’envergure de l’étonnante Idil Biret (*1941) et de Fazil Say n’auraient pas pu émerger.

La diaspora turque en Allemagne rassemblant aujourd’hui près de trois millions de personnes, la Komische Oper a entrepris – depuis bientôt deux décennies – de l’attirer. Elle organise des ateliers pour sa jeunesse défavorisée. Le texte des ouvrages représentés dans son enceinte est projeté en turc, autant qu’en anglais et qu’en français. Hier soir, les Turcs présents parmi le public étaient manifestement liés aux sphères éclairées, soutenant le Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk (*1952), non le Président Erdoğan (*1954). Ainsi qu’on le sait, Fazil Say est tout sauf un ami du régime d’Ankara. Il a eu des démêlés judiciaires sérieux avec celui-ci. Mais son cœur est en Turquie. L’une des œuvres de Say, donnée en bis, l’aura rappelé. Elle lui permet de faire retentir – à la manière de John Cage – des cordes du piano comme si elles étaient celles d’un luth du Proche-Orient. On n’est pas chez les loukoums.

Dr. Philippe Olivier

2 janvier 2024

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