Lakmé figure parmi les œuvres un temps brocardées, voire méprisées, par une certaine « intelligentsia lyrique », toujours prompte à grimacer devant la partition de Delibes, quelquefois taxée, avec condescendance, d’« exotisme facile » et ce, en dépit du fait que Lakmé ait été sans doute l’un des plus grands succès du répertoire de l’Opéra Comique à Paris.(1)
Ce paradoxe n’existe que dans notre pays, à savoir que les français ont souvent une fâcheuse – et incompréhensible – tendance à dénigrer les œuvres lyriques de leur patrimoine. C’est ainsi que, pendant des décennies, Massenet a été regardé avec une certaine circonspection et il a fallu que les anglo-saxons s’intéressent à son répertoire (pensons par exemple à Esclarmonde enregistrée par Joan Sutherland sous la direction de Richard Bonynge) pour que nous le prenions enfin en considération. Constatons par ailleurs qu' Ambroise Thomas si décrié par maints musicologues est sorti de son purgatoire par des metteurs en scène ayant le vent en poupe qui ont permis d’assurer, ces dernières années, un considérable succès à Hamlet : Olivier Py à Bruxelles ; Vincent Boussard à Strasbourg, Marseille, Lausanne et Rouen ; Cyril Teste à l’Opéra Comique ; Krzysztof Warlikowski à l’Opéra de Paris.
De la même manière voici qu’en une dizaine d’années Lakmé est revenue en force d’abord à Montpellier (en 2012 / mise en scène de Vincent Huguet) puis une première coproduction entre l’Opéra Comique et l’Opéra de Lausanne (2013 – 2014 / mise en scène de Lilo Baur) répliquée à Saint-Etienne (2013), à l’Opéra de Toulon (2014), en Avignon (2016) et à Marseille (2017), sans oublier la production de Tours (2017 / mise en scène de Paul-Emile Fourny) celle de l’Opéra de Liège (en 2022/ mise en scène de Davide Garattini Raimondi) ni la version concertante coproduite par l’Opéra de Monte-Carlo et le Théâtre des Champs-Elysées en décembre 2022. Comme si cela pouvait paraitre insuffisant, l’Opéra Comique a récidivé en septembre 2022 avec une nouvelle mise en scène signée Laurent Pelly (en coproduction avec l’Opéra national du Rhin (2023) et l’Opéra Nice Côte d’Azur (2023).
L’œuvre est désormais à la fête comme on peut le constater et ce n’est que justice tant cet opéra comique dégage un charme infini par une musique qui, de la première à la dernière note, envoûte et enchante l’auditeur par un sens mélodique inouï, une solide construction harmonique, une élégance de ligne et une finesse des accents. Rien n’est désuet dans cet ouvrage. Encore faut-il lui rendre justice en le jouant avec des moyens adéquats, un orchestre en grande formation et une distribution qui mérite le plus grand soin. Donc d’attacher tout le prix qui convient à l’exécution musicale comme à l’interprétation vocale.
Une scénographie habilement dépouillé et doublée d’une mise en scène cinématographique et chorégraphiée.
Laurent Pelly a voulu pour cette Lakmé une production dépouillée « sans temples, sans fleurs, sans l’ombre d’une végétation luxuriante …». Il a créé, avec sa décoratrice Camille Dugas , « un monde clair, mouvant, léger et diaphane ». Un décor de plusieurs pans de « papier » découpé, entièrement écru pour le premier acte : « Point de réalisme : c'est un rêve, comme l'est la sublime musique de Léo Delibes ». Le metteur scène s’est dit pour la circonstance « influencé par le théâtre oriental notamment le Kabuki, le Buranku (notamment pour la séquence en ombres transparentes de l’acte 2) le No, le Buto ».
Le deuxième acte – constitué de panneaux de tissus attachés à des mâts de bois en perpétuels mouvements – donne une allure cinématographique à un marché en pleine effervescence et pour lequel, de manière cinématographique, il fait varier la focale et utilise des effets de travelling. Il s’inscrit dans une chorégraphie millimétrée pour les chœurs mais aussi pour l’inquiétante ronde de Nilakhanta autour de la « charrette-cage » de Lakmé qui se transformera en mini tréteaux de théâtre pour la légende de la fille du Pariah. En revanche au troisième acte il immobilise les chœurs assis à cour et jardin autour d’un tapis de fleurs blanches qui circonscrira l’aire de jeu finale du couple et consacrera le sacrifice d’amour de l’héroïne.
Notons que le metteur en scène a souhaité conserver les dialogues parlés (plutôt que les récitatifs chantés composés ultérieurement par Delibes) pour dit-il « confronter le monde des indiens, qui demeure uniquement en musique, à celui des anglais qui s’expriment souvent en parlant et restituer ainsi le déséquilibre entre l’univers magique et religieux des uns et celui concret mais aussi prosaïque, ironique, brutal, voire grossier des autres ».
Une note quelque peu discordante – certes de détail – dans une scénographie d’une incontestable qualité : beaucoup n’ont pas aimé la perruque blonde à tresse, peu esthétique, portée par Lakmé. C’était déjà vrai lors de la prestation de Sabine Devielhe à l’Opéra Comique et ce n’est objectivement pas mieux avec Kathryn Lewek .
Une distribution dominée par la soprano américaine Kathryn Lewek
Le mérite de cette Lakmé revient d’abord à la protagoniste sur laquelle repose, en grande partie, le succès de l’œuvre. La soprano américaine Kathryn Lewek, particulièrement remarquée la saison dernière à l’Opéra de Nice dans Lucia di Lammermor, se définit elle-même comme une « soprano dramatique colorature ». La possibilité d’atteindre des notes extrêmes jusqu’au contre-sol (qui lui ont forgé une réputation exceptionnelle de Reine de la nuit dans La Flûte enchantée)(2) ne font pas obstacle à un médium suffisamment consistant qui peut lui permettre d’aborder le bel canto romantique (comme le rôle-titre de Maria Stuarda ) voire encore certains Verdi (comme Violetta de La Traviata) ainsi que les 4 rôles des Contes d’Hoffmann qu’elle interpréta au Deutsche Oper Berlin en décembre 2022. Sa dévotion à Joan Sutherland (Lakmé au disque, mais aussi à la scène (Sidney), indique assez clairement le chemin que Kathryn Lewek entend suivre.
La voix est construite sur un souffle soutenu et une maîtrise admirable des suraigus. Le public lui a réservé une longue ovation dans l’air célèbre des « clochettes » du deuxième acte, assorti de vocalises vertigineuses.
Dotée d’un joli phrasé (remarquables, entre autres, son « Pourquoi dans les grands bois… » de l’acte 1 ou encore son « Dans la forêt près de nous, se cache toute petite… » elle fait également valoir une sensibilité touchante assortie d’exquises mezza-voce).
Le rôle de Gérald s’avère, contrairement aux apparences, particulièrement difficile (sans doute plus que ne l’est, par exemple, celui de Nadir dans Les Pêcheurs de perles). Sa légèreté n’est qu’illusoire et parfois la tessiture est tendue autant que large, notamment dans le duo du 2e acte (« Lakmé c’est toi !…Dans le vague d’un rêve ») et celui du 3e acte (« Qu’autour de nous tout sombre ») ce qui n’est pas sans poser divers problèmes. Il faut y faire preuve d’un style de très haute volée, d’une ligne de chant superbe, d’un timbre de la plus belle eau, d’un art de la mezza-voce consommé à telle enseigne qu’on ne peut trouver que rarement pareil interprète pour un tel emploi. Gérald doit, en quelque sorte, être vocalement le « miroir » de Lakmé au masculin. Malgré une voix qui n’est pas dépourvue de qualités et qui peut trouver meilleur emploi dans d’autres ouvrages, il manque ici chez Thomas Bettinger le maintien d’une certaine homogénéité de bout en bout dans les divers registres, le constant raffinement dans l’expression et une certaine suavité dans l’ « abandon » nécessaire à la crédibilité de l’ivresse dans l’investissement amoureux de Gérald.
Le baryton niçois Jean-Luc Ballestra fait état d’un timbre cuivré qui s’accorde avec la couleur requise pour les accents incisifs du brahmane Nilakantha. La voix de la mezzo-soprano Madjouline Zerari (Malika) s’allie parfaitement avec celle de Kathryn Lewek dans le célèbre duo des fleurs. Carl Ghazarossian dessine un subtil Hadji. Le quatuor des anglais (tout de sombre vêtus) est opportunément dans la note requise : Guillaume Andrieux (Frédéric), (Ellen), Elsa Roux Chamoux (Rose), Svetlana Lifar (Mrs Bentson) avec une mention toute spéciale pour Lauranne Oliva (Ellen) qui, couverte de prix, dont récemment ceux de Paris Opéra Compétition, voit le chemin d’une belle carrière s’ouvrir devant elle…à seulement 23 ans (la qualité de ses capacités vocales et interprétatives se discernant avec évidence en seulement quelques phrases).
Un très grand bravo aux chœurs qui, sous la direction de Giulio Magnanini, ont prposé ici l’une de leurs meilleures prestations et qui ont – à juste titre – été chaleureusement applaudis.
A la tête d’un excellent Orchestre Philharmonique de Nice, Jacques Lacombe précis et attentif au plateau, dirige d’une baguette sachant parfaitement mettre en valeur les luxuriances de la partition voluptueuse de Léo Delibes.
Christian Jarniat
29 septembre 2023
(1) La 1500e de Lakmé fêtée en 1960 était interprétée par Mady Mesplé.
(2) Kathryn Lewek a chanté plus de 300 fois le rôle de la Reine de la nuit dont 50 fois au Metropolitan Opera de New York.
Direction musicale : Jacques Lacombe
Mise en scène et costumes : Laurent Pelly
Reprise par Luc Birraux
Adaptation des dialogues : Agathe Melinand
Décors : Camille Dugas
Lumières : Joël Adam
Lakmé : Kathryn Lewek
Gérald : Thomas Bettinger
Mallika : Majdouline Zerari
Nilakantha : Jean-Luc Ballestra
Frédéric : Guillaume Andrieux
Ellen : Lauranne Oliva
Rose : Elsa Roux Chamoux
Mrs Bentson : Svetlana Lifar
Hadji : Carl Ghazarossian
Chœur de l’Opéra de Nice
Orchestre Philharmonique de Nice