David Lescot est à la fois auteur dramatique, comédien de théâtre et de cinéma et metteur en scène. Dans quasiment tous ses spectacles, la musique revêt une part importante et il n’est pas étonnant qu’il ait songé à écrire et composer une comédie musicale. Rien à voir – du moins en apparence – avec ce qui, dans la mémoire collective, évoque immédiatement les incontournables classiques de Broadway ou du West End, transformés par la suite en standards hollywoodiens (même si l’on trouve ici de grands clins d’œil et des références à certains réalisateurs du 7ème Art). D’autant que tout débute dans le huis-clos d’un restaurant drastiquement « épuré » qui fait penser à une sorte de réfectoire dans l’univers aseptisé du milieu hospitalier : trois murs blancs, des tables et chaises métalliques sur roulettes… Nous sommes dans le restaurant « Platitude » dont le slogan maintes fois répété est : « Un plat, une attitude ». De plats, il n’y en pas exactement au sens où l’on pourrait les imaginer puisque tout est servi dans des verres de dimensions différentes qui ne contiennent en fait qu’un liquide transparent et sans goût ( l’allusion à la vie morne et sans saveur est évidente).
Dans cet étrange restaurant où chef de rang et serveur se déplacent à la manière de robots esquissant des mouvements mécaniques de danse à la limite de la désarticulation, Georgia partage la table avec son amie Axelle. Tout semble sourire à la première, professeur à l’université, bien installée dans une lisse et apparemment confortable vie bourgeoise. Pourtant, elle reçoit ce jour-là une cascade d’appels téléphoniques qui sont autant d’annonces de catastrophes en chaîne (problèmes avec ses étudiants, avec un collègue qui lui est professionnellement préféré, avec son mari, avec sa femme de ménage et même avec son fils qui débarque dans le restaurant avec sa petite sœur qui a soudainement décidé de porter la burka ! (scène particulièrement hilarante !). Du coup, toutes les certitudes d’une vie parfaitement réglée et équilibrée s’effondrent et volent en éclats tandis que Georgia voit toutes ses convictions s’écrouler. Sur la table sont disposés deux brumisateurs prolongés par un fil comportant curieusement une prise pour téléphone portable. Elle y branche le sien et instantanément le restaurant disparaît pour laisser place à une sorte de nuit étoilée. Est-ce le passage de la vie à la mort ? s’interroge Georgia… En réalité, elle a été propulsée dans le passé. Et la pièce va reposer sur une multitude de séquences « allers-retours » entre le passé et le restaurant où elle reprend, à plusieurs reprises, le dialogue interrompu avec Axelle ainsi qu’avec les serveurs au point où elle l’avait laissé. Dans l’introspection de « sa vie d’avant » Georgia revoit tous les événements depuis son enfance avec ses parents jusqu’à la conception de ses enfants en passant par ses études, sa rencontre avec un collègue syndicaliste, ses rendez-vous avec celui qui sera son futur mari, etc. Et chaque fois surgissent les questions existentielles qui sont celles qu’elle se pose à propos des succès et des échecs qui ont jalonné son existence. C’est pour Georgia une seconde chance de revivre son passé (en se livrant à son introspection ) pour trouver les clefs du présent et en tirer les leçons pour l’avenir à la recherche du bonheur véritable. Plus tard, Georgia croise dans le restaurant une inconnue qui vient lui expliquer les modalités du voyage dans sa vie et qui lui indique qu’outre le passé, elle peut également se projeter dans l’avenir tout en la prévenant des risques qu’elle court en se confrontant à pareille expérience… David Lescot tire la conclusion de ce « voyage-remise en question » : « Georgia décide de l’utiliser afin de réformer son existence, d’expérimenter sur elle-même des modes d’organisation qui s’éloignent des systèmes canoniques et notamment du modèle conjugal traditionnel ». Sur ce scénario tout à fait particulier et pour autant complètement maîtrisé et qui de surcroît tient en haleine pendant plus de deux heures les spectateurs, David Lescot a écrit une partition ou se mêlent de multiples influences : jazz, rock, rap, mélodies lancinantes d’aujourd’hui et du parlé-chanté à la manière de Jacques Demy dans Les Parapluies de Cherbourg par exemple.
De cette entreprise, qui relevait du défi, David Lescot a fait un incontestable succès qui parvient à toucher les spectateurs toutes générations confondues. Le public est immédiatement accroché et ne relâche jamais son attention tout au long de la pièce. Il rit autant qu’il s’émeut. Au delà de l’œuvre dont chaque dialogue fait mouche et d’une partition musicale inspirée, il faut saluer l’extrême précision de la mise en scène et une direction d’acteurs où tout va à mille à l’heure. Là encore David Lescot est aux commandes parfaitement servi par l’éblouissante chorégraphie de Glysleïn Lefever.
Mais comme un bonheur n’arrive jamais seul, le spectacle tient également à la formidable distribution réunie avec à sa tête une exceptionnelle Georgia interprétée par Ludmilla Dabo. Une artiste époustouflante qui possède un charisme inouï et qui occupe la scène avec un extraordinaire abattage. La chanteuse possède une voix chaude, profonde et expressive et la comédienne fait passer le spectateur du rire aux larmes maniant avec une rare intensité humour et émotion. Mais à ses côtés tous les interprètes sont aussi d’un très haut niveau, qu’il s’agisse de la superbe et énigmatique Phoebe d’Elise Caron, de l’attachante Axelle de Marie Desgranges, de l’extravagante mère de Candice Bouchet, du mari diaphane d’Antoine Sarrazin. Et quel plaisir aussi de retrouver dans le rôle du chef de rang Jacques Verzier qui allie toujours des qualités éprouvées d’acteur-chanteur-danseur et qu’on avait admiré en son temps dans les comédies musicales mises en scène par Jean-Louis Grinda notamment Sugar (inspiré du film Certains l’aiment chaud) et Titanic !
Il y a également quatre excellents musiciens que l’on voit par intermittence en transparence derrière le décor, aux claviers :Fabien Moryoussef à la batterie : Anthony Capelli (direction musicale), à la basse : Philippe Thibault et à la guitare : Ronan Yvon.
Christian JARNIAT
Le 11 mars 2022