La compagnie des Ballets russes proposa le 13 juin 1911 une soirée mémorable au cours de laquelle on entendit pour la première fois Petrouchka de Stravinski. Également jouée pour l’occasion, Shéhérazade de Rimski-Korsakov dut certainement montrer au public de l’époque la parenté de timbres et d’esprit qui lie les deux œuvres. Pour ses 20 ans, la phalange de François-Xavier Roth, renouvelle cette soirée naguère dirigée par Pierre Monteux et propose une recréation sur instruments français du début du XXe siècle.
Une Shéhérazade très française dans l’esprit Dès le début du premier mouvement « La mer et le bateau de Sinbad », le violon solo et l’orchestre créent une ambiance de valse, qui lorgne parfois vers… la Danse macabre de Saint-Saëns ! C’est la précision et la clarté de la lecture de Roth qui retiennent l’attention, ainsi que le travail fouillé de la partition, la révélation des influences étrangères de Rimski, entre miroitements maritimes wagnériens et langueurs debussystes. Le deuxième mouvement, « Le récit du prince Kalender », nous éloigne peut-être encore davantage de l’orientalisme russe de l’œuvre, avec quelques aigreurs dans le son du basson et du hautbois, une forme de placidité, heureusement rehaussés par une clarinette impliquée et virtuose, et toujours de beaux moments aériens au violon. Le mouvement se révèle rustique, vigoureux, transparent, mais sans doute un peu univoque. Dès le troisième mouvement, « Le jeune prince et la princesse », on perçoit un sens du dialogue, facilité par un legato de bon aloi. Le hautbois, toujours élégant, un premier violon, de plus en plus à l’aise dans son jeu, de vrais moments poétiques qui émergent de ce beau passage d’amour, un sens des nuances : le public, convaincu, esquisse même quelques applaudissements ! Le quatrième mouvement, « La fête à Bagdad ; la mer ; naufrage du bateau sur des rochers », est une démonstration de force, une violence sonore, avec un sens toujours aigu de la danse, de l’animation, du legato. C’est hargneux, avec un bel engagement des violoncelles. Les dernières mesures, spectaculaires et haletantes, puis marquées par une reprise du thème onirique du premier mouvement, entraînent des applaudissements nourris.
Petrouchka, un avant Sacre du Printemps boulézien Changement d’ambiance avec le ballet de Stravinski, Petrouchka, dont le compositeur parle en ces termes dans son autobiographie : « la vision d’un pantin subitement déchaîné, qui, par ses cascades d’arpèges diaboliques, exaspère la patience de l’orchestre, lequel à son tour lui répond par des fanfares menaçantes. ». C’est bel et bien la modernité de la page que Roth fait ressortir, avec le même sens de la clarté d’un Pierre Boulez, une transparence qui creuse la partition pour en faire émerger le sens profond. Le premier tableau, fait de bonhomie espiègle et placide, est déjà haut en couleurs. Mention spéciale aux percussions, soumises aux exigences d’une partition syncopée et surprenante. C’est bien la modernité de la page, dans sa fraîcheur, que fait ressortir l’orchestre, et on ne peut que comprendre les critiques outrées de l’époque. Les effets de surprise, avec ce qu’il faut de stridences, d’apocopes courroucées et de soubresauts, révèlent la maestria technique des Siècles, encore davantage que dans Shéhérazade. Le deuxième tableau annonce explicitement Le Sacre du printemps : redoutable de technicité, contrasté, il passionne et déconcerte à la fois. Le troisième tableau, syncopé et dur, révèle des rutilances fauvistes, des saccades et des anacoluthes modernistes. Le quatrième tableau, acéré et contrasté, du brouhaha miroitant mais organisé et logique, toujours transparent (quelles harpes !) crée un tapis sonore à même de susciter une ambiance plus idiomatique, des sortilèges, des étagements polyphoniques du plus bel effet, avec des trompettes qui anticipent Copland. Entre stridences, fusées d’arpèges coruscants et échappées cuivrées saccadées, Roth conclut en beauté, emportant l’adhésion du public, qui réserve des applaudissements nourris aux cordes et aux percussions. Le chef prend alors la parole pour rendre hommage à Diaghilev et à cette grande aventure artistique qui fit de Paris une ville de foisonnement artistique d’avant-garde. Visiblement plus à l’aise avec les saccades modernistes de Stravinski qu’avec les miroitements mordorés de Rimski-Korsakov, François-Xavier Roth et son orchestre ont pu ressusciter à Grenoble un peu de la fièvre parisienne des grands Ballets russes.
Philippe Rosset,
le 16 mai 2023