Après Jonathan Miller en 1997 et Christoph Marthaler en 2007, c’est au tour du cinéaste Benoît Jacquot de mettre en scène « La Traviata » à l’Opéra Bastille. Ce dernier a déjà marqué le répertoire lyrique avec une « Tosca » pour le cinéma où s’illustrait Angela Gheorghiu dans le rôle-titre, entourée de Roberto Alagna et de Ruggero Raimondi en 2001 et un « Werther » très apprécié tant au Covent Garden de Londres qu’à l’Opéra National de Paris.
Avec, aux décors, Sylvain Chauvelot, et, aux costumes, Christian Gasc, Benoît Jacquot a joué, en quelque sorte, la carte d’une certaine tradition, loin des expériences parfois douteuses et souvent décevantes du « regietheater » qui s’est désormais installé dans nombre de théâtres de la planète avec une telle fréquence qu’il a fini par brouiller l’esprit des spectateurs et, surtout, de certains médias qui, pour nombre d’entre eux, cèdent, par snobisme, au culte d’une prétendue « modernité ». Tout retour à un certain classicisme semble chatouiller leur épiderme au point de ne plus apprécier un spectacle qui raconte efficacement l’histoire voulue par les librettistes et le compositeur. Vaste sujet qu’il serait trop long de développer dans le cadre d’une simple chronique comme celle-ci.
Une mise en scène au service de l’œuvre et de la musique de Verdi
Qu’il suffise de dire que Benoît Jacquot s’est mis au service de Verdi et d’une œuvre qui, selon ses propres termes, constitue « une pièce capitale du panthéon lyrique ». Elle ne pouvait au demeurant qu’intéresser un cinéaste qui a mis tout son talent à dessiner, avec beaucoup d’acuité, des figures féminines comme celles de « La fille seule », « La désenchantée » ou encore « Villa Amalia ».
Quatre tableaux : le premier et le quatrième représentent un immense lit, seul élément qui occupe une très grande partie du vaste plateau sur fond noir avec, au-dessus, le tableau de Manet « Olympia », une courtisane entièrement dévêtue à laquelle une servante noire apporte un bouquet de fleurs. On aura compris évidemment le symbole et, comme l’indique là encore Benoît Jacquot, ce lit, si volumineux dans un espace dépouillé, n’est-il pas « l’instrument de travail » de Violetta ?
Au dernier acte, en peu de choses, la situation de misère morale et physique de l’héroïne est parfaitement décrite. Dans le film de Franco Zeffirelli on voyait les huissiers venir saisir les meubles de Violetta préalablement recouverts de tissu. Ici, l’accès au lit est barré par une corde, le matelas replié et le tableau de Manet déposé. Au bord du lit, la robe du premier acte indique ce qui reste encore des atours splendides de la courtisane d’antan. Violetta repose sur un petit sommier posé sur une structure métallique. C’est dans ces conditions qu’elle va expirer.
Entre ces deux chambres, évidemment bien différentes, figure, pour les tableaux 2 et 3, un plan coupé. A gauche, un arbre immense avec un banc, seul emblème de la campagne où se sont retirés Alfredo et Violetta pour vivre la parenthèse heureuse d’une escapade amoureuse malheureusement trop brève. L’arbre est aussi géant que l’était le lit et il faut remonter sans doute à celui du deuxième acte du « Tristan et Isolde » de Bayreuth, au début des années 1980, mis en scène par Jean-Pierre Ponnelle, pour en voir un d’une telle beauté et d’une telle puissance suggestive. A droite, des escaliers en gradins avec, en contrebas, la salle de jeux constitueront le deuxième tableau de l’acte II.
On pense irrésistiblement, en voyant les unes après les autres toutes ces scènes magnifiques, au « Guépard » de Luchino Visconti avec Claudia Cardinale et Alain Delon ou encore à « Nana » de Christian Jaque avec Martine Carole et Charles Boyer.
Une direction dans la tradition des grands chefs italiens
A cette splendeur visuelle répond la direction musicale de Daniel Oren. Là encore, certains « bons esprits » seraient bien inspirés de revisiter la grande tradition de l’opéra italien portée par des chefs lyriques comme Tullio Serafin, Gianandrea Gavazzeni ou Claudio Abbado pour bien comprendre l’essence même de la musique belcantiste et du répertoire de Verdi. Daniel Oren a derrière lui une carrière impressionnante dans les plus prestigieux théâtres du monde et sa baguette a dirigé tout ce que le gotha lyrique peut compter en matière de divas et autres grands chanteurs. Sa direction passionnante tient en haleine le spectateur d’un bout à l’autre de l’œuvre. Les partis pris faisant alterner des tempi tantôt ralentis, tantôt accélérés, les saisissants contrastes en parfaite relation avec les passages haletants du livret, les explosions et les murmures et surtout, par moments, la transparence inouïe de l’orchestre sont en parfaite adéquation avec ce que Verdi a souhaité exprimer. En outre, ce maestro est d’une race qui s’est quelque peu éteinte : celle des véritables chefs de théâtre capables de chanter d’un bout à l’autre la partition avec les artistes, en les soutenant dans leurs moindres inflexions.
Diana Damrau au sommet de sa technique vocale
Mais il faut aussi évoquer celle que l’on attendait pour la première fois à l’Opéra de Paris et qui incarne désormais Violetta dans toutes les capitales lyriques : le Metropolitan Opera de New York, le Royal Opera House de Londres et la Scala de Milan. Paris manquait à son impressionnant palmarès : c’est désormais chose faite. Diana Damrau emplit le vaste vaisseau de Bastille de sa superbe voix et c’est déjà là un atout dans un rôle où nombre de cantatrices, à la voix légère, assument sans doute avec un certain brio le premier acte qui exige les ornementations que l’on sait – avec, in fine, un contre-mi quasi-obligé – mais qui peinent ensuite pour rendre justice aux phrases plus larges des actes suivants. Car il y a aussi les notes graves qu’il faut bien émettre parce qu’elles traduisent la détresse même du personnage qui va vers le suprême sacrifice. Or, Diana Damrau a précisément tout cela et lorsque l’on dit souvent qu’il faudrait probablement deux voix pour bien chanter le rôle de Violetta, elle en apporte le plus évident démenti, la sienne suffisant à maîtriser tout ce que l’œuvre exige à cet égard. Il faut y ajouter la qualité inouïe du timbre, le sens inné des contrastes forte/piano, la fascinante palette de couleurs ainsi que cette subtilité qui donne un sens à chaque mot, la solidité du médium, la plénitude charnue des notes graves et, bien entendu, une éblouissante quinte aiguë avec toutes les coloratures de l’acte I couronnées par le fameux contre-mi bémol. On rajoutera à tous ces précieux trésors l’énergie et l’engagement que l’interprète met, à tous les instants, au service de son personnage.
La performance du baryton Ludovic Tézier
Le soir de la dernière représentation, Ludovic Tézier (Giorgio Germont) s’est fait annoncer souffrant en réclamant l’indulgence du public. A vrai dire, nous n’avons pas été un seul instant inquiet après l’avoir récemment entendu sur cette scène dans Marcello de « La Bohème » puis dans Don Carlo d’« Ernani » à l’Opéra de Monte-Carlo. On connaît bien la technique souveraine du baryton marseillais devenu, dans sa tessiture, au fil des années, l’un des meilleurs chanteurs au monde. Rien, véritablement rien, n’a pu transparaître un seul moment, dans son interprétation vocale, de l’indisposition dont il souffrait, même s’il a pu nous confier, après le spectacle, qu’il avait mené un « véritable combat ». Lui aussi sait emplir, sans la moindre difficulté, une vaste salle comme celle de la Bastille, faisant preuve de ce magnifique legato qu’on ne cesse d’admirer. Une vraie leçon de chant !
Francesco Demuro chante un Alfredo bien articulé avec un indéniable engagement, sa prestation se situant, néanmoins, un peu en retrait de ses deux partenaires. Mais pouvait-il en être autrement face à ceux que l’on peut considérer aujourd’hui comme deux immenses étoiles au firmament de l’art lyrique ?
Christian Jarniat
20 juin 2014