A constater la fréquentation particulièrement nombreuse du Téatro Regio de Parme et des autres lieux verdiens in et off (Teatro Farnese de la même ville, Teatro Giuseppe Verdi de Busseto, Teatro Magnani de Fidenza pour n’en citer que quelques-uns…) à l’occasion de cette édition 2017 du Festival Verdi, entièrement dédié, comme chaque année, à l’œuvre de l’enfant chéri d’Emilie-Romagne, on se disait qu’un vent bienvenu s’était mis de nouveau à souffler sur l’une des manifestations d’art lyrique demeurant parmi les plus populaires d’Italie. En effet, programmer aujourd’hui un Festival Verdi à Parme requiert, outre la légitime revendication de célébrer l’homme et l’œuvre dans ses terres de naissance, la nécessité de s’inscrire dans une mission culturelle d’envergure internationale : tel est l’objectif que s’est fixé Anna Maria Meo, directrice générale du Teatro Regio et du Festival. De fait, depuis deux ans, la manifestation s’est dotée d’un Comité Scientifique animé par des personnalités reconnues du monde musicologique, d’un directeur musical, le maestro Roberto Abbado (neveu de Claudio !) et d’une véritable 1/4 collaboration avec le Teatro Comunale de Bologne qui, pour deux productions, prête son chœur et son orchestre. Et ce ne sont là que quelques-unes des initiatives prises par la nouvelle gouvernance pour relancer la manifestation et qui méritent d’être saluées.
En parallèle au In, un Festival Off se déroule, pendant 1 mois, dans 39 lieux différents accueillant plus de 130 évènements, coordonnés par le Teatro Regio, la Commune de Parme et le monde associatif. Au programme de cette édition 2017 (au cours de laquelle on célèbre également le cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Arturo Toscanini, l’autre parmesan illustre !), 4 nouvelles productions données dans 3 espaces différents avec deux orchestres, deux chœurs et quelques 170 artistes et personnels divers : Jérusalem et Falstaff au Teatro Regio, Stiffelio au Farnese, vaste scène dédiée à des projets plus expérimentaux,La Traviata au Teatro de Busseto, plus spécialement réservé à la valorisation de jeunes talents verdiens. Sans nul doute, pour la critique internationale, l’évènement auquel on se devait d’assister, cette année, était la nouvelle production de Jérusalem, oeuvre réécrite en français, pour l’Opéra de Paris, et adaptée d’I Lombardi alla prima crociata(Les Lombards à la première croisade), quatrième opus de Verdi. Absent de l’affiche à Parme depuis 1986 (et, d’une façon
générale, des scènes du monde entier…) Jérusalem doit s’écouter comme un ouvrage totalement autonome de sa version initiale italienne. Roger Mirco Palazzi Si l’ouvrage permet à Verdi de faire son entrée officielle à l’Opéra de Paris qui, en 1847, réclame à grands cris le compositeur de Nabucco (1842), le musicien, nerveusement épuisé à l’époque par la succession de ses opéras, n’a ni le temps ni la force de mettre sur le métier une nouvelle œuvre. Il choisit donc de remanier ses Lombardi, encore inédits en France, et de les adapter dans le style qu’affectionnait alors Paris : le Grand Opéra. Les croisés lombards deviennent donc français, Milan se change en Toulouse et on y croise des personnages historiques tels que le comte Raymond de Toulouse ou Adhémar de Montheil, légat du pape Urbain II au moment du Concile de Clermont (1095).
En dépit d’une certaine analogie de situation, la reformulation dramaturgique du texte original a pour 2/4 conséquence visible d’oblitérer les références patriotiques et le souffle épique « risorgimental » italien pour donner davantage à voir les vicissitudes des personnages. Bien évidemment, les moyens importants dont dispose alors l’Opéra permettent à l’ouvrage d’être donné dans une production somptueuse avec une distribution de premier ordre. Pourtant, à la création, le 26 novembre 1847, le public parisien fait à Jérusalem un accueil sans enthousiasme, qui laissera des traces dans l’état d’esprit de Verdi à l’égard de la Grande Boutique. Jérusalem reste cependant à l’affiche en France et en Belgique jusqu’en 1892 (ce n’est sans doute pas un hasard puisque ses librettistes, Alphonse Royer et Gustave Vaëz, sont issus de ces deux pays…), l’Italie continuant à préférer I Lombardi. Suit, pour l’ouvrage, une longue période d’oubli jusqu’à sa ré-exhumation par le chef d’orchestre et musicologue Gianandrea Gavazzeni, à Venise en 1963 (en italien) et à Turin en 1975 (en français).
Dans cette opération de métamorphose de sa partition d’origine pour s’adapter aux canons spectaculaires du Grand Opéra, Verdi va tout à la fois récupérer un nombre important de pièces d’I Lombardi, en supprimer d’autres et en composer de nouvelles (comme, par exemple, la musique de ballet, obligatoire pour Paris, le « lever du soleil » du premier acte ou encore, à l’acte III, la scène du jugement de Gaston par les croisés…) pour donner à entendre un opéra riche en pépites musicales mais également déjà fort d’une construction dramatique élaborée où certains des personnages connaissent une véritable évolution psychologique, processus promis, dans le langage théâtral verdien, à un grand avenir.
Reproduisant en surimpression sur le rideau de scène, pendant l’introduction orchestrale, le texte intégral de l’appel du pape Urbain II à la première croisade, la mise en scène d’Hugo de Ana, qui signe également décors et costumes, va promener le spectateur, tout au long d’un spectacle de plus de 3 heures, parmi des images relatives à l’époque médiévale, objets du culte, vitraux, chapiteaux, signes du zodiaque dans le ciel et, bien sûr, 3/4 combats épiques de croisés : la vidéo permet indiscutablement aujourd’hui de renouer avec l’esthétique spectaculaire du Grand Opéra. Si l’on y ajoute des costumes aux étoffes souvent superbes et des jeux de lumière somptueux (signés Valerio Alfieri) nimbés d’une atmosphère de tableau orientaliste, on comprendra que ce spectacle, coproduit avec l’Opéra de Monte-Carlo, est d’une réelle beauté esthétique.
Les trois principaux rôles de Jérusalem sont ceux des amants, Gaston (ténor) et Hélène (soprano), et de Roger (basse), qui passe d’un statut de « méchant » à celui d’ascète souhaitant racheter sa conduite en plein désert de Palestine… La distribution réunie pour l’occasion tient toutes ses promesses. En tête, dans le rôle de Gaston, le ténor mexicain Ramon Vergas, s’il ne dispose plus, à ce stade de sa carrière, des notes les plus aigües du rôle, en a néanmoins la ligne de chant et l’art du phrasé. Précisons, en
outre, qu’il dispose d’une prononciation du français parfaitement adéquate… ce qui n’est malheureusement pas le cas de ses autres collègues ! Pour cette dernière représentation, Silvia dalla Benetta, qui succède à la française Annick Massis, incarne Hélène. Avec une authentique voix de soprano dramatique d’agilité, cette belle artiste, originaire de Vénétie, dispose d’une tessiture souple qui allie la rondeur du timbre à l’homogénéité des registres grave et aigu et est suffisamment élastique pour en affronter les écarts, fréquents dans les ouvrages de jeunesse de Verdi. D’autres représentations auraient sans doute permis à l’interprète de s’approprier davantage un personnage qu’elle interprétait pour la première fois dans sa version française. Début dans le rôle de Roger également pour Mirco Palazzi l’une des basses les plus intéressantes de sa génération. Habitué du bel canto rossinien qu’il interprète partout dans le monde, le jeune chanteur semble quelque peu cueilli à froid dans sa scène d’introduction à la cabalette redoutable mais le magnétisme du matériau, splendide, se libère progressivement pour délivrer des moments de pur bonheur vocal. Là encore, le fait de n’avoir chanté que la dernière (les autres représentations ayant été assurées par Michele Pertusi) n’a pas permis à l’interprète de totalement se libérer. Dommage car l’évolution psychologique du personnage, qui gagne en noblesse et en grandeur tragique au fil de l’œuvre, aurait mérité d’être approfondie. Les autres rôles, plus épisodiques, n’appellent aucun reproche.
Donnée dans une édition critique publiée par l’Université de Chicago et Ricordi, la partition nous permet d’entendre la totalité de la musique composée par Verdi et donne au Chœur du Teatro Regio, en grande forme, et à l’Orchestre Philharmonique Arturo Toscanini, parfait d’exactitude et de souplesse, de multiples occasions de démontrer, sous la baguette de l’authentique maestro concertatore qu’est Daniele Callegari, quel splendide ouvrage est Jérusalem. En sortant de cette soirée triomphale, on était convaincu que la récente désignation, par l’Etat, du Festival Verdi comme d’intérêt national était amplement justifiée.
Hervé Casini 9 novembre 2017