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Eugène Onéguine à l’opéra de Marseille

Eugène Onéguine à l’opéra de Marseille

jeudi 13 février 2020
Marie-Adeline Henry, Nicolas Courjal et Régis Mengus- Photo Christian Dresse

C’est en mars 2004 qu’Eugène Onéguine avait été représenté à Marseille pour la dernière fois. 
Et l’on se souvient encore avec émotion de la belle production signée Patrice Caurier et Moshe Leiser avec l’Onéguine romantique en diable de Paulo Szot et la si touchante Tatiana de la russe Irina Mataeva.

A l’époque où il compose ces « scènes lyriques » adaptées du magnifique roman en vers de Pouchkine, créées en 1879 au théâtre Maly de Moscou (par de jeunes interprètes issus du Conservatoire et non pas encore par la troupe des théâtres impériaux ), Tchaïkovski connaît à la fois une acmé du point de vue musical (il vient de composer sa IVème symphonie, première dans sa trilogie dite du « Fatum », cette force inéluctable qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le Bonheur) mais également, du point de vue humain, la crise aiguë d’un individu qui ne parvient guère à estimer les distances entre le rêve et les réalités : mariage douloureux-qui le verra fuir le domicile conjugal dans un laps de temps record !- homosexualité non assumée, probable tentative de suicide réelle ou maquillée…

Dans Onéguine, la galerie de portraits allant de Tatiana au Prince Grémine, en passant par Lensky et, évidemment, par le rôle-titre, fait apparaître des personnages ravagés par la passion, le désir, l’amour fou ou, tout simplement, par l’Amour (qui est « de tout âge » comme le déclare Grémine, en un seul air, « Lyubvi vsye vozrasti pokorni », sans doute l’un des plus beaux de toute l’œuvre de Tchaïkovski) : le point commun entre tous ces êtres ? C’est Alain Duault qui nous le propose dans son Dictionnaire Amoureux de l’Opéra, lorsqu’il écrit à leur propos qu’« ils sont tous défaits par les failles de l’amour qui les a fait défaillir ».

On connaissait bien évidemment la production d’Alain Garichot, applaudie en particulier en Avignon et à Toulon mais qui, depuis 1997, a fait le tour des principales places lyriques de l’hexagone : dans un décor minimaliste qui, dès la scène d’introduction, avec sa futaie déjà mélancolique, plonge le spectateur dans l’atmosphère du théâtre de Tchekhov, l’œil est conquis et souvent embué. C’est, en ce qui nous concerne, la vision du bal chez Grémine qui nous a le plus bouleversé : sans ors ni lustre monumental (comme souvent !) mais avec cette lune de fin de monde en fond de scène, ces masques blancs qui, dans la scène finale, vont bientôt finir par tomber et ces lettres ruisselants sur Onéguine pour intelligemment nous rappeler, comme Tchaïkovsky le fait entendre à l’orchestre, que lui aussi écrira- mais trop tard- à Tatiana, c’est ici que l’on ressent, comme le chantent au final les deux principaux protagonistes, combien le bonheur était proche mais combien le ré-enchantement du réel n’est souvent qu’illusion et fugacité.

Il a déjà été écrit, dans nombre d’articles sur cette production, combien les lumières de Marc Delamézière, déclinant à foison ces clairs-obscurs si essentiels dans la littérature et la musique russe, tout comme les costumes signés Claude Masson et les chorégraphies parfaitement réglées par Cookie Chiapalone, respiraient le « bon goût » et la subtilité, sans naturalisme aucun ni excès tapageur, permettant au texte et à la musique de prendre leur plein épanouissement.

C’est dans un tel environnement que l’on aura eu plaisir à découvrir une distribution essentiellement francophone, en commençant par des seconds rôles tous impeccablement tenus : présence vocale efficace de Doris Lamprecht et surtout de Cécile Galois qui nous a particulièrement surpris dans une touchante Filipievna. Le Monsieur Triquet d’Eric Huchet est, pour sa part, tout en rondeur mais aussi en nuances dans un phrasé n’appelant aucun reproche. L’Olga de la mezzo roumaine Emanuela Pascu bénéficie d’une richesse de timbre et de graves somptueux doublés d’une présence scénique indiscutable que l’on aura plaisir à revoir dans un ouvrage la mettant davantage en évidence (Santuzza à St Etienne au mois de mars ?).

Si l’on a trouvé intéressant de confier Grémine à Nicolas Courjal, c’est avant tout parce que, du point de vue scénique, il est erroné de faire de ce personnage un vieillard cacochyme. De belle santé vocale mais avec un matériau qui n’est peut-être pas foncièrement celui attendu dans un rôle aux graves abyssaux, cette autre victime du sentiment amoureux, dans un ouvrage qui en compte quelques-unes, réussit à émouvoir en quelques phrases. C’est également le cas du magnifique Lensky du ténor français Thomas Bettinger qui emporte vite l’adhésion par l’urgence de l’accent, le soucis du style (particulièrement mis à l’épreuve dans le sublime air «Où vous êtes-vous enfuies belles année de ma jeunesse ? ») et une projection dans la partie aiguë de la voix dont on devrait reparler bientôt.
J’avoue, hélas, avoir été moins sensible au « couple » principal, bien que n’aient démérité ni Marie-Adeline Henry, belle interprète au médium particulièrement soyeux mais à la projection dans l’extrême aiguë plus complexe (au point d’en escamoter purement et simplement sa déchirante sortie de scène…) ni Régis Mengus, Onéguine dandy comme il se doit mais presque trop guindé, qui dispose d’un matériau vocal conséquent mais peut-être pas de cette couleur vocale qui émeut tant dans ce rôle sans équivalent.

L’orchestre, sous la baguette précise du chef américain Robert Tuohy, est particulièrement attentif à un discours musical où Tchaïkovski  a su admirablement mêler les ambiances et les oppositions sonores les plus diverses (valse/polonaise en particulier) et passe avec bonheur des scènes d’intimité aux ensembles avec chœur (dont on saluera la diction soignée), permettant une nouvelle fois, dans Eugène Onéguine, de transformer en Musique l’impossibilité de partager un bonheur, quel qu’il soit.

Hervé Casini

13 février 2020

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