A propos de La Traviata de l’Opéra de Paris retransmise par France 5 le 9 mai 2020.
Libres propos sur une mise en scène “actualisée”.
Nombre de mélomanes ignorent – ou ont oublié – que La Traviata est le seul ouvrage de Verdi qui se déroule à l’ époque où le compositeur vivait. Donc, à cet égard, un opéra “contemporain” et, en outre, le seul “réaliste” (osons le terme “vériste” – avant terme -) de sa production : ni avant, ni après, il n’en a existé ou n’en existera d’autres et le Maître de Busseto se sera – à cette exception près – toujours réfugié dans le passé pour exalter les mythes les plus divers. Rajoutons que, pour éviter les foudres de la censure vénitienne, Verdi dut transposer son sujet au 17ème siècle (“du temps de Richelieu”, cette mention ayant été maintenue sur toutes les éditions de l’ouvrage jusqu’en 1914 !)
Dans sa mise en scène pour l’Opéra Garnier de Paris, Simon Stone (35 ans) porte sur l’ouvrage de Verdi un regard contemporain en donnant à un public d’aujourd’hui une vision actuelle de l’histoire d’une jeune femme richement entretenue et atteinte d’un mal incurable. Comment faire passer ce drame émouvant de la solitude désespérante, de la quête d’un amour sincère et de la mort qui plane de manière inexorable sur l’héroïne, loin des crinolines envahissantes et fracs empesés ? On ne peut systématiquement repousser l’idée, au nom d’on ne sait quel conservatisme étriqué, que l’histoire de Violetta est un thème éternel, un sujet intemporel comme celui du Don Giovanni de Mozart ou du Misanthrope de Molière, dont Clément Hervieu Léger (43ans) nous a proposé une fascinante mise en scène à la Comédie-Française (et comme La Traviata diffusée sur France 5) plaçant lui aussi l’action de nos jours.
Transposer n’est pas une idée nouvelle et a toujours soulevé une opposition – parfois incompréhensiblement farouche – de certains “irréductibles” amateurs d’opéra. Or le théâtre – fut il “musical” n’est pas un lieu figé pour l’éternité ! Qu’il suffise de se souvenir des menaces de mort (!!!) proférées à l’encontre de Patrice Chéreau lorsque -voici 44 ans déjà !- à Bayreuth, à l’occasion du Ring du centenaire, il situait l’action de la Tétralogie de Wagner au 19ème siècle, en pleine révolution industrielle, représentation du capitalisme et de la mécanisation, faisant des Dieux de riches bourgeois et des filles du Rhin des danseuses de cancan et des prostituées !… Et pourtant qui songerait sérieusement à contester aujourd’hui cette mise en scène entrée dans la légende de l’art lyrique ?
Curieuse est également la réaction qui fait que d’aucuns sont moins choqués par la transposition – devenue actuellement systématique- au 19ème siècle de sujets se déroulant plusieurs siècles auparavant (Le Trouvère par exemple) que par le fait de passer du milieu du 19ème siècle à nos jours. D’autres encore trouveront moins surprenante la transposition de Manon de Massenet en 1925 (avec, en l’occurrence, les deux mêmes interprètes que La Traviata) où l’on saute, néanmoins, allègrement deux siècles.
N’en déplaise à certains on ne peut plus aujourd’hui jouer les opéras ni comme lors de leur création (voyez les ouvrages de Wagner), ni même comme dans les années 50. Les images que l’on voit de ces représentations font pour le moins sourire et l’art, qu’il s’agisse de la peinture, du théâtre, de la danse et du cinéma, a singulièrement évolué au fil des années. Pour l’opéra, qui est du théâtre (musical) à part entière, le jeu des interprètes s’est heureusement considérablement transformé et qui pourrait aujourd’hui sérieusement admettre, sans mauvaise foi, de voir encore des chanteurs au physique imposant se contenter de débiter des décibels à l’avant scène la main sur le cœur ?
Il faut, comme pour les autres arts, et pour parler au public actuel, que l’opéra mette en œuvre des techniques (décors, costumes, lumières, vidéo) et un langage (mise en scène et direction d’acteurs) qui soit celui d’aujourd’hui à moins que certains thuriféraires du passé veuillent, à tout prix, et contre toute raison, considérer à tout jamais l’art lyrique comme un musée dont la poussière constitue, a titre sacramentel, la qualité première.
En l’état de ces considérations La Traviata de Simon Stone à l’Opéra Garnier de Paris n’a rien de spécialement choquant, ni de particulièrement révolutionnaire (revoyons, pour mémoire, la mise en scène de Robert Carsen à la Fenice de Venise (2004) ou celle de Graham Vick aux Arènes de Vérone (2007) pour ne citer que celles dans de grands lieux emblématiques de l’Opéra Italien). Elle suit, pas à pas, le livret de Piave inspiré de Dumas fils : une jeune et belle femme adulée, provoquant le désir des hommes qui l’entourent, vivant dans un certain luxe, est néanmoins minée par une grave maladie. Rêvant d’un amour vrai et prête pour cela à renoncer à l’aisance et au clinquant d’une vie dominée par l’artifice, elle délaisse tout et part pour vivre avec celui qu’elle aime à la campagne. Des raisons familiales imposées par le père de son amant la contraignent à revenir en arrière et à se replonger pour s’étourdir dans cette société frelatée qu’elle avait fuit. Mais la mort la guette et c’est autour de son lit d’agonie qu’interviendront le pardon et le passage de l’ombre à la lumière. Nous ne sommes pas dans “le monde des bisounours” : c’est un drame tendu, violent, heurté, agressif, cru, sensuel, angoissant, haletant… Voila ce qu’il faut raconter et c’est ce que fait Simon Stone avec une étonnante virtuosité et un parti pris qui se tient de bout en bout, en transposant de nos jours (comme Carsen, comme Vick – sans doute bien plus grinçant dans son propos -) mais avec un scrupule qui ne déforme à aucun moment l’esprit ni même la lettre du romancier ou du librettiste. Car l’essentiel est bien celui là : raconter le scénario d’une œuvre avec un langage scénique contemporain sans pour autant le trahir ou le dénaturer.
A ce sujet, et a contrario, nous ferons beaucoup plus de réserves concernant les metteurs en scène qui s’emparent d’une œuvre pour raconter une toute autre histoire. La liste serait ici beaucoup trop longue et il faudrait sans doute plusieurs volumes épais pour les citer, mais au hasard de la pensée, on se souviendra du Tannhaüser de 2011 au Festival de Bayreuth ou Sebastian Baumgartner situe l’action dans une usine futuriste de biogaz recyclant les déchets, de La Damnation de Faust de l’Opéra de Paris (2015) signée Alvis Hermanis sur fond de voyage vers la planète Mars, de Carmen au Festival d’Aix en Provence (2017) où Dmitry Tcherniakov propose une psychothérapie expérimentale à un couple qui, pour ce faire, doit s’emparer des personnages de Don José et Micaëla et enfin pour revenir à La Traviata et à l’Opéra Garnier de Paris celle de Christoph Marthaler en 2007 qui transforme Christine Schäfer en Edith Piaf et Jonas Kauffman en Théo Sarapo !…
Nous croyons, au travers de ces quelques exemples, qu’il apparaît opportun de bien opérer (mais force est de constater que nombre de mélomanes “chevronnés” peinent à le faire) la distinction entre d’une part les metteurs en scène qui servent l’œuvre pour notamment la mettre à portée de la sensibilité du public d’aujourd’hui et qui aident à démontrer ainsi que l’opéra reste un genre accessible notamment aux jeunes comme aux profanes par le regard actuel qu’on peut porter sur lui (au lieu de le considérer comme désuet, chichiteux et réservé à une élite du quatrième âge) et d’autre part les metteurs en scène qui se servent de l’œuvre pour “faire du buzz” suivant l’expression désormais consacrée.
Nous estimons, pour ce qui nous concerne, que Simon Stone appartient à la première catégorie, que sa vision de la société dans laquelle s’inscrit Violetta est en effet “superficielle et déshumanisée…” et que le spectacle est “parfaitement réalisé avec un décor tournant qui lui donne rythme et unité” pour reprendre les termes de notre confrère Michel Parouty dans Opéra Magazine. En tous cas personne ne pourra nier la remarquable direction d’acteurs de ce jeune acteur-réalisateur- scénariste australien qui porte à incandescence les interprétations de Pretty Yende et Benjamin Bernheim et l’on a rarement vu Violetta et Alfredo aussi parfaits dans la justesse et l’expression et convaincants dans la sincérité et l’émotion. Nous pensons que sur ce point il est objectivement difficile de nier l’évidence et en conséquence le travail de Simon Stone (1)
Christian Jarniat
(1) Lequel s’est récemment illustré avec succès et ralliant l’unanimité de la critique avec sa production de Die Tote Stadt (La Ville morte) d’Erich Korngold à l’Opéra de Munich avec Jonas Kaufmann et Marlis Petersen sous la baguette de Kiril Petrenko