Programmé pour la première fois aux Chorégies d’Orange le célèbre Elisir d’amore de Donizetti, ouvrage rendu iconique par son air « Una furtiva lagrima », nous semblait a priori inadapté pour une immense scène de festival d’été de plein air. Son intrigue resserrée, son unité de lieu, ses personnages inspirés de la « commedia dell’arte » et, en outre, son écriture vocale légère, voire « buffa », paraissaient difficilement pouvoir s’accommoder des dimensions d’un plateau de l’envergure du théâtre antique. Et pourtant, à la fin du spectacle, tous nos préjugés étaient balayés (il faut dire aussi que ce soir là, le mistral soufflait fortement!).
L’intrigue tient en quelques mots : le charlatan Dulcamara vend un remède miracle (en fait il s’agit de vin de Bordeaux) susceptible d’apporter une solution à tous les maux des villageois et tout particulièrement au pauvre et naïf paysan Nemorino qui cherche vainement à obtenir l’amour d’Adina, riche fermière, laquelle semble plutôt intéressée par le vaniteux sergent Belcore avant de prendre, in fine, conscience de ses sentiments pour Nemorino (devenu soudainement riche grâce à un imprévisible héritage). Par une surconsommation de cet élixir miracle, Nemorino trouvera le courage de déclarer sa flamme à l’élue de son cœur. Liesse finale générale …
En pénétrant dans le vaste amphithéatre romain et en découvrant le décor, on subodore que les concepteurs de cet Elixir vont nous immerger dans un monde de conte de fées pastoral avec un paysage planté d’immenses épis de blé, de coquelicots géants, d’une énorme bêche à demi enfoncée dans le sol qui serviront également de mâts acrobatiques ainsi que d’une roue de tracteur gigantesque qui occupe une partie significative du fond de scène. Pendant le spectacle des projections de fenêtres font apparaître un chat scrutant, à travers des vitres virtuelles, des mulots et autre gecko tandis que les murs du théâtre antique paraissent tour à tour ensoleillés ou sous la pluie…Les protagonistes deviennent ainsi les lilliputiens d’une tribu imaginaire aux maquillages exotiques et aux costumes intemporels. Le docteur Dulcamara fait son entrée toutes voiles dehors sur une sorte de vaisseau dont la quille est une bouteille de Bordeaux et Belcore surgit, comme son régiment, d’une boite de conserve délaissée (clin d’œil écologique)…
Tout le mérite de cette vision onirique de l’œuvre de Donizetti revient au metteur en scène Adriano Sinivia entouré de Christian Taraborrelli pour les décors, Enzo Iorio pour les costumes, Patrick Méeüs pour les lumières et Davide Pellizoni pour la création des environnements vidéos. La production créée en 2012 pour la réouverture de l’Opéra de Lausanne a depuis circulé en France et à l’étranger (notamment à Monte-Carlo en 2014) avec le même succès. Mais ici la scénographie, les acrobaties, les mouvements de foule, les échasses, les intermèdes pendant l’entracte, le théâtre d’ombre chinoise – bref tous les arts vivants – envahissent la scène d’Orange avec une dimension spectaculaire sublimée en ces lieux comme une grandiose fresque bucolique. Tous les détails scénographiques sont soignés, tout est chorégraphié au millimètre, rien n’est laissé au hasard que ce soit sur scène ou lors des sorties pour regagner les coulisses où protagonistes et chœurs ont un long parcours à assumer.
Le quatuor vocal s’avère quasi idéal. Le Dulcamara d’Erwin Schrott aussi habile comédien que chanteur accompli, défie l’ampleur du site (qu’il a déjà fréquenté à plusieurs reprises) et sa voix grave de bonimenteur exceptionnel met d’emblée le public dans sa poche. Le Belcore de Andrzj Filonczyk, torse bombé, nous livre un personnage haut en couleurs et au chant très bien placé dont on admire de surcroît le timbre chaleureux de baryton. Le temps que notre oreille et sa voix s’acclimatent au lieu nous découvrons l’Adina éblouissante de Pretty Yende. La comédienne à la fois romantique, coquette, mutine, illumine de son sourire et de sa personnalité solaire l’enjôleuse paysanne…. La voix se déploie jusqu’au plus haut des gradins comme un feu d’artifice de notes aiguës ou filées et une science des nuances et des couleurs apportées avec un art consommé à son chant.
Remplaçant René Barbera malade, le ténor Francesco Demuro – avant d’enchaîner le lendemain à Berlin sur une ultime représentation des Pécheurs de perles – avait accepté de remplacer son collègue. On ne peut que louer ses qualités de comédien, parfaitement intégré dans la production au point même de chanter en équilibre en haut de la bêche et glisser sur l’un des épis de blé géant. Il délivre un chant de très belle facture, nuancé, poétique, émouvant, sollicité très vite, et à juste titre, par le public pour un bis de cette « furtiva lagrima » épargnée alors par le vent et finement interprétée.
Dans cette enthousiasmante distribution citons également Anna Nalbandiants qui donne un certain relief au personnage éphémère de Giannetta. Les masses chorales représentées par les phalanges de l’Opéra Grand Avignon (chef de chœur Aurore Marchand) et de l’Opéra de Monte-Carlo (chef de chœur Stefano Visconti), l’Orchestre Philharmonique de Radio-France comme les solistes sont soutenus, portés, rassurés par la direction précise et inspirée de Giacomo Sagripanti qui, sans partition, insuffle vie et lyrisme à cet Elixir que les spectateurs, sourire aux lèvres et au cœur, ont pu eux aussi consommer avec délectation oubliant, le temps d’une soirée aux Chorégies, leurs maux quotidiens.
Catherine Pellegrin
8 juillet 2022
Spectacle enregistré par ACT 4 PRODUCTIONS (réalisation Alexandra Clément) et diffusé le 22 juillet à 21h sur France 5
Soirée diffusée en direct sur France Musique et disponible à la réécoute pendant un mois sur francemusique.fr