Damiano Michieletto a conçu une nouvelle mise en scène aux accents contemporains de l’Aida de Giuseppe Verdi pour l’Opéra d’État de Bavière. Elle vient de connaître une première très contestée au Théâtre national de Munich. Aida fait partie des œuvres les plus célèbres et les plus jouées de l’histoire de l’opéra : l’opéra a été mis en scène une douzaine de fois à Munich depuis sa première représentation à Munich, six ans après la création mondiale de l’œuvre au Dar-el Opera el-Massreya du Caire le 24 décembre 1871.
À quelques pas du Théâtre national, on peut actuellement visiter l’exposition In meiner Vorstellung au Deutsches Theatermuseum qui présente d’intéressants documents relatifs aux représentations privées commandées par le roi Louis II de Bavière, qui avait souhaité voir Aida en mai 1878*. L’exposition présente des projets de décors exécutés à cette occasion par le peintre Angelo II Quaglio, ce qui nous permet de mesurer l’espace parcouru en quelques 150 années : Louis II exigeait des décors proches de la réalité historique telle qu’on se la représentait à l’époque, sans doute dans l’esprit de la scénographie cairote de l’égyptologue Auguste Mariette qui avait également rédigé le premier projet de texte d’Aida que Verdi et son épouse avaient traduit en italien et à partir duquel Antonio Ghislanzoni avait finalement rédigé le livret.
Les décors de la nouvelle Aida munichoise ont été réalisés par Paolo Fantin, les costumes par Carla Teti. Les deux premiers actes se déroulent dans une vaste salle polyvalente qui devait aussi faire office de salle de gymnastique, ce que nous indique la présence sur scène d’agrès, dont un cheval d’arçon. On est en temps de guerre : la salle est occupée par des blessés ou par des réfugiés qui gisent les long des parois, le plafond aux trous béants a visiblement été bombardé. Partout des cendres : elles tombent fréquemment par les trous du plafond, elles envahissent les bottines préparées pour chausser les militaires. On est loin de l’exotisme égyptien post-romantique volontiers monumental de la fin du 19ème siècle.
En deuxième partie, la même salle est occupée par une montagne de cendres, dont une petite fille dégagera un lit enseveli, ce qui soulignera encore les horreurs de la guerre. Aïda et Radamès ne mourront pas emmurés sous les voûtes d’un temple souterrain, mais devant un énorme amas de cendres en plan incliné, une vision d’arte povera fort réussie. Si en 150 ans les décors ont changé à l’opéra, l’impact de la guerre sur les hommes et leur quête de bonheur ne s’est guère modifié depuis l’époque des pharaons jusqu’à aujourd’hui. L’Aida de Michieletto présente une analyse sociale pointue sur l’imbrication mortelle du privé et du politique, dans laquelle les célèbres trompettes ne sonnent plus du tout de manière triomphale.
Le metteur en scène ne s’est pas intéressé au contexte historique des guerres qui ont pu exister entre les Éthiopiens et les Égyptiens, mis s’est plutôt penché sur le vécu intemporel des populations prises dans l’étau de la guerre. Aida se déroule dans un monde de conflits et de luttes politiques pour le pouvoir. L’équipe de mise en scène met l’accent sur les personnages, leurs situations individuelles et leurs émotions. La guerre se déroule en marge, elle représente le cadre situationnel, comme le racontent Giuseppe Verdi et son librettiste Antonio Ghislanzoni. Damiano Michieletto et le directeur musical Daniele Rustioni avient annoncé vouloir raconter l’histoire intime du triangle formé par Aida, Radamès et Amneris ( — nous dirions même un carré en raison de la sexualisation de Ramfis qui convoite Aida) au milieu d’une société qui doit gérer les conséquences d’une guerre civile et de sa résurgence. Voici comment le metteur en scène présente son concept :
” Je ne m’intéresse pas à la guerre en tant que focalisation sur tout ce qui est militaire, ce qui m’intéresse, ce sont les conséquences de la guerre et de la violence sur les personnages. Je ne veux pas transmettre le sujet comme une histoire militaire, mais comme quelque chose qui arrive à la population civile. La société telle que je la montre dans Aida se retrouve dans un espace urbain non militaire qui a été réduit en cendres par le conflit. Un espace dans lequel les gens se retrouvaient auparavant, on s’y retrouvait pour y jouer, pour s’amuser et se distraire, pour y passer son temps libre. Mais qui à présent est occupé par des cercueils et des blessés. (…) Les gens ne sont pas préparés à la violence. La mort déploie un effet si dévastateur parce qu’elle fait irruption dans le quotidien, dans les familles, elle n’épargne pas les enfants “.
Le metteur en scène interprète la guerre comme une guerre civile, dans laquelle les gens ne sont pas préparés à la violence ni aux effets dévastateurs de la mort qui fait irruption dans le quotidien, dans les familles, et qui n’épargne pas les enfants. La population civile se retrouve dans un lieu symbolique de la ville, qui a été réduit en cendres par le conflit, un lieu dans lequel les gens se rencontraient auparavant pour passer leur temps libre, pour jouer, s’amuser et se distraire. Maintenant, il y a des cercueils et des blessés qui gisent dans la pièce. On y organise des cérémonies, on y médite sur la raison d’être de l’homme. Avec des moments à la puissante symbolique : un des personnages entre en scène portant le cadavre de son enfant qui sera bientôt mis en bière dans un petit cercueil.
Michieletto a réinterprété la célèbre marche triomphale en nous montrant un défilé de blessés éclopés se traînant à l’aide de béquilles ou circulant en fauteuils roulants que le pharaon va honorer par la remise de médailles militaires dérisoires épinglées sur des mutilés décharnés et ensanglantés. Un large écran translucide descend des cintres sur lequel vient s’imprimer une vidéo présentant en plans rapprochés les blessés gigantesques défigurés par la guerre (vidéo de rocafilm). Le metteur en scène est bien conscient que Verdi avait certainement voulu donner à sa musique un caractère délibérément triomphant, car Aida était une œuvre de commande du khédive Ismail Pacha qui voulait célébrer dans les fastes l’inauguration du canal de Suez. Mais sa perspective sur l’œuvre est différente : il ne se focalise pas sur ce qui est militaire, mais sur les conséquences de la guerre et de la violence sur les personnages, sur ceux qui agissent. Dans la marche triomphale, on célèbre certes la victoire, mais celle-ci s’accompagne aussi et surtout de pertes et de défaites. L’expérience de la guerre a traumatisé les âmes et mutilé les corps en raison d’actes inhumains, les décorations ne sont qu’une consolation maigrelette tristement ridicule. Ainsi voit-on l’écœurement de l’un des décorés qui jette ostensiblement sa médaille.
Les protagonistes ne disposent pas du libre-arbitre. Le destin des individus est déterminé par des forces qui les dépassent de loin. Ils ne sont pas maîtres de leurs décisions : Radamès n’a rien d’un héros, le ” Se quel guerrier io fossi ” est interprété comme la marque d’un doute qui saisit un personnage peu sûr de lui, Pharaon décide du mariage d’Amnéris avec Ramfis, Amonasro exerce un violent chantage sur sa propre fille, il faut qu’elle manipule Radamès.
Damiano Michieletto a retravaillé le personnage de Ramfis, dont il fait le véritable maître d’œuvre politique, qui influence par ses conseils les décisions de pharaon. Amoureux d’Amnéris, il est l’adversaire obstiné de Radamès. À la fin de l’opéra, il usera de la force pour prendre Amnéris pour épouse avec le consentement de pharaon. Le voile de mariée qu’Amneris voulait porter lors de son mariage avec Radamès, elle le portera pour épouser un autre homme. Les luttes pour le pouvoir, celles du pharaon et de Ramfis comme d’ailleurs celle d’Amonasro, dont il ne faut pas oublier qu’il est le premier agresseur de cette histoire, toutes ces luttes mènent les peuples à leurs ruines. Il n’y a pas de guerre glorieuse.
À la fin de l’opéra, la mise en scène visualise la promesse d’amour éternel que se font les deux emmurés vivants, que l’on voit ici enfermés près de l’énorme montagne de cendres qu’une machinerie ascensionnelle fait quelque peu remonter vers les cintres, ou vers le ciel si l’on veut, dans un effet inversé par rapport aux indications du livret, alors qu’à l’avant-plan on voit Amnéris prostrée dans sa douleur et condamnée au mariage avec le grand prêtre prêt à la violer. Aida et Radamès accèdent à l’immortalité dans un paradis de bal musette décoré de ballons gonflés de couleurs pastel où des couples dansent enlacés.
Pas plus lors de cette représentation qu’il y a peu dans Nabucco, la direction musicale ici sans ailes et là trop en force du chef d’orchestre italien Daniele Rustioni ne nous a pas semblé faire honneur à l’excellent orchestre munichois et n’a pas soulevé l’enthousiasme. La soprano russe Elena Stikhina donne une Aida à la ligne élégante mais par trop homogène et qui ne convie pas suffisamment l’émotion. Brian Jagde a une voix aussi colossale que sa stature et passe constamment en force et sans nuances, dominant tout le plateau par le volume et passant aisément l’orchestre. La mezzo-soprano géorgienne Anita Rachvelishvili dans le rôle d’Amneris offre le meilleur jeu de scène de la soirée, avec une énorme présence théâtrale, mais avec un chant qui ne séduit que dans le grave et qui se casse dans l’aigu. La basse sonore d’Alexander Köpeczi impressionne dans son interprétation très sombre de Ramphis. Sans grand charisme, George Petean en Amonasro et Alexandros Stavrakakis en pharaon étaient loin de crever l’écran. Les choeurs somptueux, entraînés par Johannes Knecht sauvent la mise musicale de la soirée, même si la mise en scène, qui ne les divise pas en groupes de prêtres, de femmes et peuple comme le prévoit le livret, mais les entremêle pour sans doute souligner la confusion qui règne dans toute guerre civile.
Loin déjà des huées de la première, cette deuxième soirée a été très applaudie. Si l’interprétation musicale n’est pas parvenue à convier l’émotion et le lyrisme, la lecture visionnaire que donnent le metteur en scène et son équipe de l’opéra de Verdi est forte et cohérente et mériterait d’être revue.
Luc-Henri ROGER
Distribution du 18 mai 2023
Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Damiano Michieletto
Scénographie Paolo Fantin
Costumes Carla Teti
Vidéo rocafilm
Chorégraphie Thomas Wilhelm
Lumières Alessandro Carletti
Chœurs Johannes Knecht
Dramaturgie Katharina Ortmann et Mattia Palma
Amneris Anita Rachvelishvili
Aida Elena Stikhina
Radamès Brian Jagde
Ramfis Alexander Köpeczi
Amonasro George Petean
Le roi Alexandros Stavrakakis
Un messager Andrés Agudelo
Une prêtresse Elmira Karakhanova
Orchestre de l’État de Bavière
Chœur de l’Opéra d’État de Bavière et chœur supplémentaire de l’Opéra d’État de Bavière
*Retrouvez l’article sur le monde des représentations privées du roi Louis II :
http://www.resonances-lyriques.org/fr/actualites-detail/actualites/1326-le-monde-des-representations-privees-du-roi-louis-ii-une-exposition-du-deutsches-theatermuseum-de-munich.cfm
https://www.staatsoper.de/en/productions/aida-2/2023-05-15-1900-13378