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ORLANDO FURIOSO d’Antonio VIVALDI – “LES GRANDS CONCERTS” – CHAPELLE DE LA TRINITÉ (LYON)

ORLANDO FURIOSO d’Antonio VIVALDI – “LES GRANDS CONCERTS” – CHAPELLE DE LA TRINITÉ (LYON)

lundi 22 mai 2023
Les Grands Concerts La Chapelle de la Trinité/Jean-Christophe Spinosi © Antoine Gérez 

Un succinct rappel historique ne saurait constituer un luxe, s’agissant des opéras de Vivaldi. Leur résurrection progressive s’amorce en 1977, par – précisément – la parution du légendaire Orlando Furioso exhumé par Claudio Scimone, avec Marilyn Horne en tête de distribution [Erato 1977]. Suivront : le colossal Tito Manlio sous la baguette de Vittorio Negri [Philips 1978] ; L’Olimpiade que dirige Ferenc Szekeres [Hungaroton 1978] ; Il Farnace conduit par Massimo de Bernart [Agorá Musica 1982] ; Il Catone in Utica confié derechef à Scimone [Erato 1984] ; le beau doublé de Gilbert Bezzina avec L’Incoronazione di Dario [Harmonia Mundi 1986] puis Dorilla in Tempe [Pierre Verany 1994]. Soyons clairs : sans le défrichage et l’opiniâtreté de ces intrépides pionniers, jamais la prestigieuse collection publiée par le label Naïve n’aurait vu le jour. Visant à restituer – sur plusieurs décennies – l’intégralité de l’œuvre vivaldien dans une démarche musicologique scrupuleuse, elle entama son travail pour le secteur de l’opéra dès 2002, avec le coffret dE L’Olimpiade, dévolu à Rinaldo Alessandrini. À ce jour, vingt titres sont gravés, sur la cinquantaine produits par le prêtre roux (ceux relevant du pasticcio inclus), soit la quasi-totalité des partitions qui nous sont parvenues intactes.
À l’édification de ce glorieux monument, Jean-Christophe Spinosi a contribué largement, par des réalisations mémorables : La Verità in cimento (2002), Griselda (2005) et La Fida ninfa (2008), sans oublier, bien entendu, Orlando furioso (dès 2004). Presque vingt après, le chef revient à ce dernier, toujours avec son Ensemble Matheus, désormais plus que trentenaire.

Spinosi rectifie le tir en bien des points par rapport à son intégrale de 2004
Au même titre que La Jérusalem délivrée du TassE, tout amateur d’art lyrique digne de ce nom sait combien Le Roland furieux de l’Arioste a inspiré moult compositeurs. Champion sur ce point, Antonio Vivaldi choisit à trois reprises de mettre en musique le personnage. Plutôt que les deux opéras de 1714 (Orlando et Orlando finto pazzo), le chef et violoniste français préfère revenir à celui, accompli, de 1727. À presque vingt ans de distance, sa vision évolue, fruit d’un mûrissement notable, ce dont profite cette création lyonnaise de l’ouvrage [sic !].
Précisons les choses : si nous éliminons la discutable (semi) intégrale produite par Federico Maria Sardelli [C.P.O 2002], seuls Scimone et Spinosi s’imposent dans l’étique discographie. Quand le premier procède à des aménagements et entailles aujourd’hui inacceptables, le second fait preuve de choix philologiques en respectant l’intégralité de la composition. Or à l’audition, malgré ce défaut majeur, le vénitien l’emporte encore en poésie et charme sur le français, lequel se situe pourtant à cent coudées au-dessus du point de vue musicologique ! Sans doute conscient de cela, la maturité aidant, Spinosi rectifie le tir en bien des points par rapport à son intégrale. Sans rien perdre en énergie, il ne dirige plus à la pointe sèche, ou constamment en arêtes vives, mais s’assouplit, laissant une large place à un modelé opportun. Les maniérismes s’estompent et, si chaque mesure bénéficie de toute son attention, il ne cherche plus à faire un sort à la moindre note. Certes, sa fougue l’entraîne parfois à des excès de célérité générateurs de chaos. L’exemple le plus flagrant à ce titre reste le fabuleux aria di tempesta d’Orlando « Sorge l’irato nembo », où la simple indication « Allegro » de l’édition critique se transforme en un improbable autant que délirant « Vivacissimo » confinant à la confusion instrumentale. Autre réserve : la suppression des 2 trompettes (pour une prosaïque raison économique ?) prévues dans la tablature, alors qu’il maintient la paire de cors naturels. À l’inverse, on lui sait gré du relief octroyé au continuo, avec un clavecin à la présence pondérée mais efficiente (remarquable Stéphane Fuget). La formation bénéficie de cordes superlatives, menées par le 1er violon vigilant de Laurence Paugam. Côté pupitres de vents, la partie de flauto traverso, tenue avec grâce par Julie Huguet, obtient la palme de l’ineffable. Ajoutons au crédit du chef de ne point taillader dans les récitatifs et d’opter pour une bonne solution lorsqu’il confie les brèves parties de chœurs à tous ses chanteurs solistes réunis.
 
Un impeccable casting féminin
La version concertante (avec surtitres en majuscules bienvenues, projetés sur une corniche de la chapelle) permet à tous les artistes de jouer leurs personnages avec une intensité palpable, bien mieux qu’ils ne le feraient s’ils étaient entravés par une énième relecture scénographique inepte. Idée judicieuse, aussi, que celle de varier les lumières selon les tableaux ou situations.
Par ailleurs, foin de tergiversations : la distribution est royale, sans faiblesse aucune.
L’Angelica d’Ana Maria Labin trouve prestement ses marques, laissant s’épanouir des moyens appréciables. Certes, tant la gestion du souffle que la vocalisation sont perfectibles. De même, un surcroît d’imagination dans les ornementations des da capo serait bienvenu. Concrétisée dans ses mines et feintes opportunes jusque dans les accentuations, la compréhension du personnage se révèle parfaite. À ce titre, lorsque son « Tu sei degl’occhi miei » devient un régal, « Chiara al pare di lucida stella » montre la soprano attentive et soignée, ciselant le moindre mot avec tact, aidée en cela par un Spinosi orfèvre. Au III, « Poveri affetti miei » la voit à son zénith, très inspirée, quasi aux limites de la rupture. On frise l’accident mais gardons-nous de lui faire reproche d’une générosité si impliquée.
Déjà estimée à plusieurs reprises dans le cadre des Grands Concerts de la Trinité, la contralto Benedetta Mazzucato1 incarne la magicienne Alcina [créée par Anna Girò, égérie de Vivaldi] avec exaltation, usant de colorations du timbre inhérentes au personnage. Affirmant un franc panache dès « Alza in quegl’occhi », elle déploie maints attraits dans « Amorose ai rai del sole », même si un surcroit de netteté en articulation n’éclipserait en rien une sensualité bien restituée. Ensorcelante dans « Vorresti amor da me », investie dans « Così potessi anch’io » chanté quasiment à fleur de lèvres, elle ferait chavirer l’auditeur le plus insensible, avant de conclure par une saisissante invocation infernale au terme du parcours.
Bradamante échoie à Margherita Maria Sala, contralto particulièrement sonore et opulente, dont les regards de feu savent entraîner le public dans les multiples péripéties de l’action. La véhémence de « Taci ! Non ti lagnar » au II lui va comme un gant, avant un « Se cresce un torrente » percutant, révélant un potentiel dramatique insoupçonné autant qu’un sens de la démesure absolument jubilatoire pour le public ! Attention, toutefois, à une tentation que l’on sent poindre en faveur des effets appuyés, où elle frise le parlando vériste avant la lettre, inapproprié dans le répertoire baroque, même pris, comme ici, en son flamboyant crépuscule. Menu travers, heureusement rectifié dans un « Io son ne’ lacci tuoi » stupéfiant de ductilité.
La mezzo-soprano française Adèle Charvet offre probablement l’organe le plus velouté au sein d’un impeccable casting féminin. Son Medoro tourmenté démontre son intelligence, autant qu’une vraie compréhension du libretto, lui permettant de dénicher une rare multiplicité d’affects. Sa vaste palette lui autorise des ornementations bien choisies, aptes à combler le mélomane le plus éclairé. En admettant que « Qual candido fior » ne s’inscrit pas dans ses meilleures notes pour le registre aigu, elle réussit à en faire l’incontournable moment d’émotion tant attendu. À titre de comparaison, « Vorebbe amando il cor » lui convient davantage, ce dont on se doutait à l’avance (dommage, dans ces conditions, d’abréger cette aria. Bien que sans la partition dans les mains, voilà la seule incision qu’il nous semble à relever au cours de la soirée). En outre, fait notable, à nul n’échappe le bijou qu’elle contribue à confectionner lors des deux brefs duos avec Angelica au terme de l’acte II. Incontestablement, une artiste d’une sensibilité exceptionnelle, qui confirme assidûment les espoirs suscités depuis que nous l’avions repérée en 2018.

Carlo Vistoli subjugue, domine entièrement son sujet, avec un aplomb prodigieux
Seule clef de fa dans la partition, le rôle d’Astolfo se voit luxueusement servi par Luigi De Donato. La basse italienne a énormément progressé ces deux dernières années. Oubliées les fâcheuses propensions à l’extraversion qui risquaient d’altérer son capital vocal. La tessiture a gagné en longueur, les notes aiguës sont désormais uniformément bien placés, le contrôle accru de l’émission lui permet des nuances d’un extrême raffinement. Dans ces conditions, « Benché nasconda la serpe in seno » exhibe un mordant irrésistible, dont on se délecte, tant l’interprète, engagé au possible, semble détenir encore des réserves de puissances à revendre. « Dove il valor combatte » a rarement sonné aussi intense et juste avec, en prime, des incursions cadentielles dans le registre grave réellement superbes. Quelle noblesse ! Combien cet artiste doit exceller dans Haendel et Rossini qu’il sert régulièrement à la scène.
Lors de la création de cet opéra au Teatro Sant’Angelo de Venise à l’automne 1727, les archives subsistantes attestent que trois rôles furent créés par des castrats, dont Medoro. Depuis les années 1980, les contre-ténors s’emparèrent progressivement de ce répertoire avec des bonheurs divers. S’il était trop tôt pour que Scimone en admît un dans son enregistrement, l’on se souvient que Spinosi, dans le sien, offrit Ruggiero à Philippe Jaroussky. Filippo Mineccia lui succède – voire l’éclipse – dans cet emploi avec bravoure. Relevons d’abord une authentique fermeté d’accents dans les récitatifs, leur conférant un poids inaccoutumé. Ensuite, l’on apprécie son phrasé d’une délicatesse sophistiquée dès « Sol da te mio dolce amor » où la reprise ornée du da capo s’effectue avec tant de goût et de sobriété que l’on touche au sublime ; ce que permet moins naturellement « Che bel morirti in sen » au II. Ceci posé, l’exubérant contre-ténor Florentin trouve le terrain le plus propice à l’épanouissement de ses vertus virtuoses dans le « Come l’onda, con voragine orrenda » du III, où il s’adonne à des prises de risques époustouflantes, propres à ravir l’assistance médusée.
Or, nous bénéficions ce soir d’une seconde étoile d’exception dans ce registre de voix de tête. Multipliant les triomphes ces dernières années, Carlo Vistoli affiche dans le rôle-titre un volume ahurissant (aussi surprenant, sur ce plan précis, que son confrère argentin Franco Fagioli). Ce chanteur romagnol de 35 ans possède déjà un beau palmarès et nous confirmons qu’il n’est en rien surévalué ! La projection confondante de la voix fait rapidement oublier un timbre légèrement métallique à partir du mi aigu. Vistoli subjugue, domine entièrement son sujet, avec un aplomb prodigieux. Si les variantes dans les reprises et le matériau cadentiel sont toujours chez lui l’objet d’un traitement recherché, l’artiste fait aussi preuve d’une belle humanité, ce dont témoigne sa conception de l’aria « Troppo e fiero, il nume arciero ». Malgré le tempo pressé voulu par Spinosi, « Sorge l’irato nembo » laisse pantois par un déploiement de ressources inouïes. Suit une scène de folie monumentale avant un « Scendi nel Tartaro » à se damner (sans jeu de mots !). En clair : sans nous faire oublier ni Marilyn Horne, ni Marie-Nicole Lemieux, une prestation d’un si haut niveau permet de ne pas regretter ces deux illustres cantatrices qui se sont auparavant illustrées en Orlando. Monsieur Vistoli prendra, à n’en pas douter, la mesure du compliment que nous lui adressons ainsi tacitement.
Au terme de cette interprétation tutoyant le Parnasse, l’on n’aura garde de rappeler deux constats, se résumant en deux questions. Tout d’abord combien de grands festivals – aussi hyper-subventionnés que frelatés – affichent une programmation de ce niveau et d’une telle recherche ? Ensuite, parmi ses nombreuses carences, quand l’Opéra de Lyon se montrera enfin capable de proposer un opéra de Vivaldi ? Directeur artistique des Grands Concerts, Éric Desnoues, lui, l’a fait, plusieurs fois et depuis longtemps, permettant l’indispensable création locale de moult œuvres de l’ère baroque ! À en juger par la ferveur d’un public en voie de rajeunissement, son action déterminante mérite le respect et une compétente réévaluation.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN 
22 Mai 2023

1NB : lointaine parente de la soprano Daniela Mazzucato, entre autres inoubliable Adina dans L’Elisir d’amor de Gaetano Donizetti

https://www.lesgrandsconcerts.com/

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