Depuis quelques années déjà l’Opéra de Toulon est devenu, à juste titre, le théâtre le plus admiré pour la programmation de comédies musicales et, surtout, pour la création en France d’un certain nombre d’entre elles, ce qui n’existe nulle part ailleurs dans tous les autres opéras et théâtres de province de l’hexagone. Ainsi pourra-t-on opportunément rappeler la première, non seulement dans la cité varoise mais encore dans notre pays, de Street Scene de Kurt Weill en mars 2010, reprise d’ailleurs la saison suivante au mois de décembre, puis la création de Follies de Stephen Sondheim en mars 2013 avec une éblouissante distribution et, à la baguette, David Charles Abell (qui eut l’honneur de diriger à deux reprises à Londres les versions du 10ème et du 25ème anniversaire des Misérables pour les besoins de l’enregistrement en DVD). C’est d’ailleurs de DVD qu’il s’agit là encore pour Follies puisque l’opéra de Toulon a inauguré, avec autant de pertinence que de succès, ce processus avec non seulement une retransmission télévisée, mais au surplus une édition vidéographique qui elle aussi constituait, en la circonstance, la première mondiale scénique de l’œuvre de Stephen Sondheim.
En 2017 Toulon affichait encore Swenney Todd du même compositeur. En 2018 enfin a été réédité, avec Wonderfull Town de Leonard Bernstein, l’exploit de combiner la création française avec la première captation en DVD et Blu-Ray de la version scénique (puisqu’il existait seulement jusqu’alors une version concert avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin sous la baguette de Sir Simon Rattle). Qui dit mieux ?… Même le Châtelet à Paris n’en a pas fait autant ! Le travail unique de ce théâtre et de son directeur Claude-Henri Bonnet, inlassable dans son dynamisme à promouvoir les chefs d’œuvres du théâtre musical, est donc non seulement à souligner mais aussi à louer comme il se doit et on se réjouit naturellement, dans cette saison 2019-2020, de découvrir la création française d’un monument de la comédie musicale : South Pacific de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein qui sera représentée au mois de mars 2020 et qui constitue un nouvel exploit pour la scène toulonnaise.
En attendant, le public pouvait découvrir un autre opus de Stephen Sondheim : Into The Woods qui, il est vrai, avait été en 2014 à l’affiche du Théâtre du Châtelet et qui, pour la circonstance, n’est pas une création in loco mais une reprise d’une production de la compagnie La Clef des Champs, laquelle avait organisé une tournée de cette comédie musicale. Il faut d’ailleurs féliciter cette compagnie qui, basée dans la région des Hauts de Seine, œuvre activement pour la promotion et la diffusion de l’art lyrique dans la diversité et l’évolution de toutes ses formes en présentant des spectacles de grande qualité, au rang desquels on peut citer : Actéon, Bons baisers de Broadway, Dédé ou le très récent Fan de Chichoune.
Comme pour toutes les comédies musicales proposées à l’Opéra de Toulon, c’est Olivier Bénézech qui est en charge de la mise en scène et ici responsable des décors avec Grégory Leteneur. Là où le Châtelet proposait une sorte de production à grand spectacle de type « hollywoodien », mais au premier degré avec des décors grandioses pour narrer le récit des héros et héroïnes de contes de fées : Cendrillon, Le petit chaperon rouge, Raiponce, Jack et le haricot magique, Olivier Bénézech s’attache, dans un parti pris complètement opposé, à épurer le propos avec une scénographie minimaliste où des panneaux coulissants viennent simplement déterminer des espaces de jeu avec l’efficace appui d’un remarquable (et magnifique) travail sur les lumières par Jean-Baptiste Cousin qui plonge tout cet étrange petit monde dans une ambiance onirique soulignée encore par les (forts beaux) costumes intemporels de Frédéric Olivier. Il n’y a rien ici de féérique (au sens « d’idyllique ») mais plutôt une relecture déjantée de ces récits classiques écrits à l’ombre de « l’essai sur la psychanalyse des contes de fées » de Bruno Bettelheim paru en 1976.
Pour reprendre les propos du metteur en scène dans sa note d’intention « l’œuvre est ainsi profondément inscrite dans une vision des contes pour adultes, les citations sexuelles ou psychanalytiques étant omniprésentes. Ainsi nous considérons que l’ensemble de cette œuvre n’est autre qu’une longue séquence d’analyse et nous démarrons l’action dans un cabinet de psychanalyse. Le narrateur est celui qui confrontera les personnages à leurs rêves et pulsions jusqu’au moment où ces derniers le tueront. Créé au plus fort des années sida (1987) Into The Woods a d’ailleurs été interprété comme une image de la solidarité nécessaire pour faire front en des temps difficiles ».
Cette comédie musicale comporte deux parties : la première où les héros franchissent le cap de la quête qu’ils s’étaient assignée et ainsi l’acte 1 se termine par ce que l’on pourrait considérer comme une « happy end », chacun ayant trouvé sa satisfaction, soit au travers de la tâche accomplie, soit par un certain enrichissement, soit par la perspective d’un amour parfait ou encore de l’engendrement d’une postérité. Mais, on le sait, l’univers des œuvres de Sondheim est sombre et le pessimisme de mise. Pour lui le bonheur n’est souvent qu’un leurre et, dans le deuxième acte, tout ce bel équilibre va se déliter puis se détruire au fur et à mesure par le cumul d’un certain nombre de catastrophes qui pourraient prêter à rire mais font surtout grincer des dents : non les princesses n’accomplissent pas leurs histoires d’amour avec des princes mais se contentent, in fine, de poursuivre une vie modeste et sans véritable horizon avec un boulanger. La morale est cruelle, voire désespérée, mais cela nous enseigne la relativité de la vie et surtout son extrême précarité (il y a notamment quelques morts subites dans Into The Woods).
L’œuvre peut être qualifiée de « chorale » au sens où il n’y a pas de véritables protagonistes mais une nombreuse distribution où chaque rôle a néanmoins toute son importance. La pierre angulaire de cette production est celle d’un esprit de troupe amplement rodé compte tenu du nombre de représentations en tournée de la production de La Clef des Champs. Tout est parfaitement huilé et réglé au millimètre par une direction d’acteurs aussi acérée qu’imaginative où la tension ne se relâche jamais. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de citer individuellement tous les artistes, mieux vaut les englober dans un éloge général et amplement mérité, qu’il s’agisse de Jérôme Pradon et de Jasmine Roy (qu’on a vus à de multiples reprises sur cette scène et qui incarnent le couple de boulangers), d’Alyssa Landry dans la sorcière, de Dalia Constantin en Cendrillon, de Charlotte Ruby dans Raiponce et le petit chaperon rouge, des deux princes de Sinan Bertrand et de Bastien Jacquemart (par ailleurs extravagantes drag-queens sœurs de Cendrillon), du Milky White de Jean-François Martin, sans oublier naturellement le fantasque narrateur de Scott Emmerson qui commente l’action en français.
Tous ont le talent d’être comédiens jusqu’au bout des ongles et de surcroît impeccables danseurs (dans l’excellente chorégraphie de Johan Nus) et, surtout, de maîtriser en virtuoses une difficile partition de « conversation en musique » qui nous fait penser, évidemment dans un tout autre style et un tout autre temps, à celle inspirée à Richard Strauss pour son Capriccio.
Un autre sujet de plaisir est celui-ci offert par l’Orchestre de l’Opéra de Toulon, désormais totalement rompu au style de la comédie musicale placé ici sous la baguette de Samuel Sené qui donne à l’écriture aussi concise que transparente de Stephen Sondheim un relief et une atmosphère tout à fait spécifiques qui n’appartiennent qu’à ce compositeur.
Christian Jarniat
9 Novembre 2019