Ciel ! Que d’accueil ! Que de costumes ! Que de légèreté ! Que d’humour ! Que de joie ! Quel voyage en trois dimensions dans le temps, où l’on côtoie, en chair et en os, les robes et les chapeaux d’antan, les balconnets et les souliers, les jupons et les plumes ! Espiègleries, jeux, complicité des chanteurs et acteurs avec le public encore ignorant de la danse qui s’avance. Comblés, nous sommes, avant même de nous asseoir, avant même de prendre les billets ! Une farandole de personnages déboule et déroule les prémices du spectacle sur les marches royalement rouges de l’Opéra de Nice
Un théâtre s’anime dans le théâtre (opulent décor de Christophe Ouvrard). Sur scène, chacun se costume, se maquille. Mélange des genres et des mots, de la prose et des vers, des époques et des styles, du raffinement ultime et de l’avilissement notoire. Querelle des anciens et des modernes. D’un côté, Jupiter (Philippe Ermelier) à l’allure distinguée, roi de l’Olympe, des cieux et des Dieux… et de la mise en scène classique (dans l’univers baroque). De l’autre, Pluton (Jérémy Duffau) dépouillé de son déguisement-piège du berger Aristée, plus « sexy » en Dieu des enfers et de l’art contemporain.
Ainsi le metteur en scène Benoît Benichou1 – dans la droite ligne d’Offenbach qui camouflait déjà si habilement dans les mythes antiques une critique acerbe des mœurs de son époque (et qui, pour autant, fit en son temps déjà scandale en « maltraitant » le mythe quasi sacré d’Orphée) – tourne-t-il en dérision ces deux expressions de la dramaturgie dès que celles-ci flirtent de trop près avec les antipodes. Le mieux est l’ennemi du bien : ici, conservatisme désuet avec, entre autres, le roulement exorbitant des « r » pour la prononciation classique à outrance ; là, réflexion « hermétiquement abstraite » sur le sens du spectacle pour la mise en scène contemporaine. Un véritable duel, laser contre sabre, mondain contre cuir noir, oppose les deux rivaux comme deux points d’exclamation qui se choquent. Avec, au passage pour Jupiter à l’intention de ses comédiens, un malicieux clin d’œil à la célèbre réplique-culte de Louis de Funès (dans La Grande Vadrouille) : « C’était pas mauvais, c’était très mauvais ! ».
Dans ce « Feydeau lyrique », l’esthétisme est à son comble tant du côté de la vertu que de celui de la débauche. Ainsi pour l’Olympe, nous laissons-nous adoucir par les harmonieuses ambiances, l’élégance des couleurs. Boire la vie en rose ! Quel délice ! Somptueux costumes de Cour (Bruno Fatalot) surmontés de magnifiques perruques (Sylvie Lopez) auxquels les lumières de Mathieu Cabanes, jeune éclairagiste passionné déjà fort expérimenté et tellement créatif, rajoutent autant de têtes à l’ornement scénographique. « Mathieu, je veux la chute de l’humanité dans ta lumière ! » lance Pluton à ce maître des feux qui incarne l’éclat de la scène à volonté, tantôt sous la forme de sabres, tantard sous celle de tranchantes grilles coulissant des portes de l’enfer…
Ivresse des genres, avec ou cent vins divins, où le mythe d’Orphée aux Enfers est transgressé, transposé dans son opposé le plus symétrique. Les cloisons tournent, les lumières tournent, les couples tournent, y compris ceux des Dieux de l’Olympe, la vie tourne, nos têtes tournent emportées en outre par ces poursuites effrénées auxquelles se livrent Eurydice et Orphée (Pierre-Antoine Chaumien qui joue fort bien du violoncelle) quand ce dernier n’est pas en proie aux injonctions comminatoires de l’Opinion Publique, en fait ici une mère castratrice (Héloïse Mas aussi remarquable dans le chant que dans l’acrobatie).
Course au ralenti, extravagances… « Je quitte la maison parce que je suis morte ! » lance Eurydice. Représentation des divinités au sommet de l’Olympe, où Freddie Mercury incarne un véloce Mercure (Gilles San Juan), entouré du digne Mars (Fabrice Alibert) et du voltigeant Cupidon (Jennifer Courcier). Jupiter paraît se découvrir coureur de jupons (mais cela était déjà couru !) en dépit des récriminations de Junon (Sofia Nait) qui mène la fronde entraînant dans son sillage la cohorte des déesses : Vénus (Pauline Descamps) Diane (Virginie Maraskin), Minerve (Melissa Lalix)… Manifestation et revendications des Dieux, dans la salle et dans les loges, nous jetant des tracts: « Libérons-nous de la pensée globale ! Assez de nectar et d’ambroisie ! »
Entracte mis en scène hors scène, où le jeu et la danse se déploient jusque dans les salons de champagne. Tchin ! Le spectacle s’étire dans le temps et l’espace, avant, pendant, après ; ici et ailleurs, en haut et en bas, en enfer et au paradis, sur la terre et dans les cieux…
A l’acte 2 on découvre les bas-fonds de l’enfer où Eurydice prisonnière, sous la garde de John Styx (Frédéric Diquero), est soumise aux divagations « pseudos conceptuelles » de Pluton. Celui-ci, devenu pour la circonstance un adepte abscon d’un ésotérique « Regietheater » à l’allemande, travestit Eurydice en une Blanche-Neige subissant (à son corps défendant ?) les cochonneries d’un joli goret rosé et les attaques agressives des mouches des danseurs-danseuses juchés sur de hauts talons (chorégraphie Sophie Peretti-Trouche). Ce Pluton-là ose même le défi d’un « cancan » (plus justement un « galop » infernal) immobile !
Le chant du chœur se fond dans le jeu et la musique, orchestrée par son chef (Leo Warynski), avec cette délicatesse qui voile la conscience du spectateur. Les voix portent et nous transportent dans cette féérie, avec celle d’Euridyce (superbe Perrine Madoeuf !) transformée non point en bacchante mais en star glamour du grand écran.
Apothéose finale, la grande bleue ! Sur l’écran du 7ème art, nous voilà monter les marches rubis du 50ème festival de …l’Olympe ! L’enfer d’Orphée ? Un parking en sous-sol, vide, où les pas des deux protagonistes modernes claquent le vide, sur l’écran déroulant les noms, humoristiquement travestis, de tous les protagonistes.
C’est magique ! C’est divin ! C’est une symphonie ! Un feu d’artifice ! Que dis-je… c’est un orgasme ! Ils s’amusent et on s’amuse. Ils sont heureux et nous le sommes. C’est malicieux et enfantin. Dieu, que l’euphorie vive, vive les plaisirs !
On ne peut que saluer ce si sérieux et si dense travail, à l’apparence frivole, qui éclot et éclabousse autant de créativité et de légèreté ! Bravooooo à tous !
Nathalie Audin
2 décembre 2022
1qui avait déjà mis en scène il y a un an La Veuve joyeuse à l’Opéra de Nice.