Énième retour de la production de Claus Guth sur la scène de l’opéra Bastille, pour une première en matinée. Les débuts d’un chef ainsi que de trois artistes de la distribution – dont le Duc et Gilda ! Tout était réuni pour faire de cette représentation un petit moment de ronron, dans le droit fil de longues traditions, avec un titre de répertoire bon à remplir les caisses de la grande maison.
La surprise n’en fut que plus heureuse et, à l’issue de cette représentation, pour ce « énième Rigoletto », il nous a été donné d’entendre une exécution riche de bonheurs divers.
Pouvait-il en être autrement en confiant le rôle-titre à Roman Burdenko ? Une semaine à peine après son fabuleux Macbeth berlinois, le baryton russe reçoit à l’issue de la représentation un accueil plus qu’enthousiaste d’une salle d’abord un peu mollement attentive, ensuite concentrée comme nous l’avons rarement entendue dans cette salle, finalement captivée puis débordante de joie au rideau final. Roman Burdenko accomplit une fois encore un parcours sidérant, sculptant chaque phrase, donnant son juste poids aux mots, ne tombant jamais dans les débordements qu’une tradition n’a cessé d’accumuler décennies après décennies. Face à la partition, il la lit, l’accomplit, la fait vivre, nous bouleverse. Inoubliable morendo à faire pleurer les pierres sur « non è il suo » lorsque le bouffon réalise que le mouchoir qu’il tient n’appartient pas à sa fille perdue ; réalisation sublime du « ah… ah… la maledizione » à la fin du premier tableau, véritable effort pour faire sortir d’une gorge serrée tout le choc émotionnel du personnage, et qui fait tomber aux oubliettes les inutiles cris rajoutés « Gilda ! » que l’on entend toujours avant cette conclusion géniale voulue par Verdi, avec l’insistance sur la note unique décidée par Verdi dès le début du prélude.
Tout serait à citer dans le détail, jusqu’à cette duplication du « all’onda » telle que la partition l’affiche, ou encore, fait rarissime – à tel point que nous ne l’avions jamais entendu avant ! – les trois notes toutes simples (do si la) pour énoncer une ultime fois le prénom de la fille chérie morte devant lui. Le legato demeure souverain. Le timbre affiche homogénéité, splendeur. La voix passe d’un piano soutenu et riche à des forte juste enveloppants et irrésistibles – rarissime concession réelle aux extrapolations (que nous pardonnons pour cet instant paroxystique), ce délirant la aigu pour faire jaillir la dernière « maledizione » : quelle ivresse dans ce climax ! La douceur accablée, l’ironie ou la violence vengeresse du père blessé transparaît dans la manière de conduire les phrases verdiennes, et non dans l’outrance d’un jeu poussé par d’autres jusqu’aux canons du cinéma muet. Sur le plan scénique, une certaine réserve peut, en effet, surprendre, voire déstabiliser, mais face à nous, n’avons-nous pas le bouffon dont nous rêvions et que Verdi a ECRIT ? Un bouffon, oui, mais un puissant ! Burdenko frappe encore très fort et produit une émotion inoubliable dans un « Cortiggiani » lancé à une allure démente alla Muti, avec moult effets qui rappellent les furies de Gluck, sur lesquels Burdenko crée un crépitement de sentiments, gardant une conduite toujours noble et envoûtante : ECCO UN’ ARTISTA !
Il faut dire que la baguette de Domingo Hindoyan apporte ici une plus-value d’importance : après un début de prélude à la mise en place approximative – quand les cuivres de cet orchestre prendront-ils la peine de vraiment travailler, de s’appliquer, humblement, et de vouloir créer de la belle musique ? – et au tempo trop étiré (cela aurait mérité un serrage plus strict et plus conforme aussi à l’andante sostenuto indiqué sur la partition), tout se libère : la fête crépite, les messes basses entre clés de fa sonnent lugubres comme rarement, les finales sont stimulés par des arcs électriques (que ce soit au I, ou au II), les duos père-fille gardent une tension interne qui va de l’avant en dépit de leur alanguissement piégeux, et les morceaux de bravoure ne prennent jamais le chemin du « déjà entendu mille fois », comme ce « caro nome » au climat habité, presque en forme de folie romantique lunaire, comme le « cortiggiani » fouetté jusqu’à l’enfer, ou encore l’adagio funèbre qui ouvre le III, le panache d’une « donne è mobile » enchaînée sans rupture sur un quatuor à la pulsation irrésistible. Un vrai travail et une vision claire et juste, honnête de cette partition géniale. Dans ce contexte, peut-être aurait-il fallu oser une radicalité absolue qui aurait consisté à aller jusqu’aux choix du Maestrissimo Riccardo en bannissant toute extrapolation ? Nous l’aurions adorée ! Certes, Muti avait, par ailleurs, choisi de laisser la Fabbriccini se lancer dans le contre-mi bémol du « sempre libera » traviatesque, jugeant la note de la Dame suffisamment belle pour l’oser ; comment faire le grief à Hindoyan de lâcher la bride au cou de ses deux interprètes qui enflamment la conclusion de la « vendetta » d’un contre-mi bémol en mode dragster fracassant suivi d’un la bémol aigu Burdenkien tout aussi électrisant ? Péché véniel au regard d’une direction que nous saluons, et qui restera dans les mémoires.
Le reste de la distribution apporte lui aussi son lot de grandes satisfactions : Gilda très émouvante de Rosa Feola, au grain de voix scintillant et soyeux, qui se marie idéalement avec la voix marmoréenne et dense de Burdenko. En début de soirée, certains aigus trahissent un peu l’effort, mais un « Caro nome » habité évoque une Lucia non encore totalement démente, la confession du II possède cette pudeur qui touche au cœur. Quant au III, il s’avère un peu plus inégal : perdue dans le flot tempétueux, la cantatrice peine à se faire entendre dans le trio, après un quatuor qu’aurait pourtant adoré Toscanini, lui qui distribuait cette partie pour ce seul acte à Milanov : la voix de la Feola affiche là un grain de toute beauté mais aussi un vrai pathos dans la ligne. Le duo final sonne dans une salle suspendue aux lèvres des deux interprètes comme une aria de somnambulisme, un au-delà de la mort. Tragique, pathétique et d’une simplicité à couper le souffle : brava !
A l’aise sur scène comme un chanteur de variété mais scrupuleux dans sa réalisation, le ténor Liparit Avetisyan aborde son rôle en toute décontraction (apparente ?) : certains phrasés paraissent étranges, aux limites du hors style, tandis que bien d’autres moments appartiennent à de la beauté pure (l’attaque pianissimo sur le « t’amo » tissé sur celui de Gilda). Dans l’ensemble, c’est punchy, sexy, et le déguisement en Gualtier Maldè s’avère une grande réussite visuelle et musicale. Belle reprise de la cabalette du II, aussi, avant une « donna è mobile » étrangement négligée ici ou là. Mais ne boudons pas notre plaisir latin : la voix est belle, aisée, et se projette très bien. Que demander vraiment de plus au Duc de Mantoue ?
La Maddalena au timbre de garce et à l’émission tonitruante d’Aude Extrémo convient on ne peut mieux au rôle, au même titre que le Sparafucile très bien en situation de Goderdzi Janelidze. Tous les rôles secondaires sont bien tenus, mais nous voudrions ici mentionner le formidable Monterone de Blake Denson, débutant in loco, qui fait très forte impression dans une partie difficile et souvent sacrifiée : cette voix d’airain, hardie et bravache, mérite de revenir dans un rôle plus conséquent à l’Opéra de Paris !
Quant à la mise en scène, fidèle à sa réputation, elle propose un concept qui fonctionne parfaitement bien (la boîte à souvenirs traumatiques du bouffon), avec une direction valide des comédiens, notamment du trio principal. Inévitablement – personne n’a donc aucune autorité dans les salles d’opéra du monde entier et n’est ainsi plus capable de dialoguer fermement (euphémisme) avec un metteur en scène pour lui faire entendre raison afin de supprimer ces scories lassantes ? – il y a çà et là des points qui agacent : le traitement assez ridicule des masses avec sa gestuelle cadencée vue, revue, jusqu’à la nausée depuis plus de vingt ans, en est la meilleure illustration.
Rien pour gâcher, en tous cas, la surprise d’une soirée de musique qui rend toutes ses lettres de noblesse à Verdi, et porte à son sommet irradiant Roman Burdenko.
Laurent ARPISON
1er décembre 2024
Direction musicale : Domingo Hindoyan
Mise en scène : Claus Güth
Responsable de la reprise : Sandra Pocceschi
Distribution :
Rigoletto : Roman Burdenko
Il Duca di Mantova : Liparit Avetisyan
Gilda : Rosa Feola
Sparafucile : Golderdzi Janelidze
Maddalena : Aude Extremo
Giovanna : Marine Chagnon
Il Conte di Monterone : Blake Denson
Marullo : Florent Mbia
Matteo Borsa : Manase Latu
Il Conte di Ceprano : Amin Ahangaran
Orchestre et Chœur de l’Opéra National de Paris
Chef de chœur : Alessandro di Stefano