Décidément dépourvu de l’indétermination française devant le renouvellement du public des concerts de musique classique, l’establishment culturel de Berlin favorise des manifestations décoiffantes. Compte-rendu d’une soirée suscitant des réflexions d’importance. Elle a pour but de créer « un espace pour un nouveau public » et de « rester en même temps accessible au public traditionnel ».
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Les fantômes du Konzerthaus, vénérable institution berlinoise ayant accueilli jadis la création mondiale du « Freischütz » de Weber et ayant été un temple du répertoire au temps de la marxiste RDA (République Démocratique Allemande), ont sûrement bien ri en cette soirée du 12 novembre 2024. Ils ont vu la transformation de leur demeure en un lieu comparable aux établissements nocturnes et festifs les plus réputés aujourd’hui dans la capitale allemande. « Hors les gonds », le festival du Konzerthaus se présentant comme « bande sonore des changements » actuels, aura appliqué son cahier des charges. Le public avait entre 25 et 40 ans environ, montrait des carnations de diverses couleurs et arborait des tenues vestimentaires embarrassantes aux yeux des adeptes d’un entre-soi en voie de disparition. Le même public indiquait aussi son détachement à l’égard des catégories sexuelles traditionnelles. Il n’aurait pas pu se réunir à Moscou ou à Tbilissi.
Il importe d’être clair. Le Konzerthaus n’aura pas attiré une jeunesse banlieusarde issue pour partie de l’immigration, telle qu’elle existe dans la France actuelle. Il a mené à lui – après de longues réflexions élaborées sous la houlette du pianiste indo-américain Kunal Lahiry – des auditrices et des auditeurs insérés dans la société. Ils sortent généralement en fin de semaine au Berghain, au Lab.oratory ou au Kit Kat Club, lieux mythiques de loisirs débutant le vendredi soir pour se terminer le dimanche à l’heure du thé. Ce public incarne Berlin capitale mondiale de la fête. Il est cosmopolite. Il récuse avec force l’opposition de quelques pays européens au wokisme et à la tolérance sous toutes ses formes. Le même public montre un silence profond, une capacité d’écoute absolue une fois que le ténor américain Freddie Ballentine, accompagné par Kunal Lahiry, entonne Schubert, Purcell ou Rachmaninov, trois des compositeurs au programme. Celui-ci terminé, le Konzerthaus sera encore ouvert pour du night-clubbing. Voilà qui donne raison à Pierre Boulez quand il s’étonnait que les salles de concert s’ouvrent et se ferment une heure avant ou après une manifestation. Le night-clubbing est un des ingrédients de la recette, déjà employée à la Tonhalle de Zürich par David Zinman voici deux décennies. Les codes ont changé. Les générations se succèdent. Sans se ressembler. Désormais, les différences sont abyssales. Il est plus qu’urgent de le comprendre en certains parages.
Des verres circulent avant le début de la partie artistique. Puis, le public s’assied. Survient alors une manière de prologue, comme dans un opéra baroque. Des artistes de Voguing apparaissent. Ils parodient la surmédiatisation de la mode. Guidées par German Mother Mandhla Laveaux, un maître de cérémonie, cinq figures réalisent des pas virtuoses, dont le contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński est aussi un spécialiste. Les auditeurs frappent dans leurs mains en cadence. Freddie Ballentine et Kunal Lahiry effectuent ensuite leur entrée. Comme le montre la photographie illustrant cet article, ils ne déparent pas. Les codes vestimentaires imposés, le frac ou le smoking, ont disparu. Qu’on ne s’effraie pas ! Le ténor a été Loge dans « L’Or du Rhin » au Metropolitan Opera de New-York et s’apprête à chanter sous la direction de Yannick Nézet-Séguin à Philadelphie. Le pianiste, reconnu entre autres par la BBC, s’est présenté au Festival d’Aix-en-Provence ou au Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet. Il a enregistré pour Deutsche Grammophon. Leur programme comporte quatre parties, chantées surtout en langue anglaise avec une gourmandise manifeste par Freddie Ballentine tant il en est passionné. Sa dilection passe immédiatement parmi les auditeurs.
Rassemblées sous le titre général « Notre peuple », les quatre parties portent les termes suivants : « Fais-moi taire», « Partir en fumée », « Requiem » et « Si fort, si fier ». Elles se rapportent à la narration du destin Queer – pour utiliser un terme simple – depuis l’épidémie du sida. Comme Kunal Lahiry est d’origine indienne et que Freddie Ballentine appartient au monde afro-américain, les compères combinent la Queerness avec l’affirmation des identités et le développement personnel. Ainsi, Ballentine se distingue par les mots suivants : « Nous faisons famille. On se soutient réciproquement dans une famille. » Ici, celle des Queers et des descendants de Martin Luther King. Le chanteur continue : « Je me sens peu libre à l’opéra. J’ai parfois le sentiment d’être obligé de porter tel costume symbolique, mis au point par le metteur en scène, le chef d’orchestre, le compositeur. »
Les concepts d’identité et d’épanouissement individuel sont portés au travers de pages de Gospel et de mélodies américaines pour chant et piano dont les auteurs – mis à part Aaron Copland (1900-1990) et David Krakauer (*1956) – sont presque tous inconnus du public français. Gershwin figure aussi au menu. Ces pages diffusent de la légèreté, de l’humour blessé, servis avec brio par Freddie Ballentine. Les yeux s’humectent à l’écoute de l’une des pages de Krakauer – « The 80’s Miracle Diet » – intégrée au cycle participatif de mélodies écrites par divers compositeurs en mémoire des victimes du sida. Comme on le sait, David Krakauer est aussi un grand clarinettiste, spécialiste du klezmer. Dès le début du spectacle, la voix à l’assise barytonante de Ballentine s’associe à un art de la scène manifestement appris du côté de Broadway. En d’autres termes, les affirmations de « Notre peuple » ne s’avèrent guère solubles parmi le système culturel français. S’il est de plus en plus contesté, il reste un commandement dans des cercles défavorables à la venue progressive d’une société multiculturelle et désinhibée des préjugés que condamnait l’éminent sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) au long de ses écrits.
Les auditeurs de « Notre peuple » en sortent dans un état diamétralement opposé à celui des mélomanes venant d’écouter une anthologie de lieder signés Hugo Wolf ou Gabriel Fauré. Ces auditeurs se sentent pleinement concernés. Ils ne s’interrogent pas, à l’inverse des autres, au sujet des majestueux rébus auxquels ils auront été exposés deux heures durant. Autrement dit, l’exercice Lahiry-Ballentine pourrait avoir, selon le point de vue que l’on défend, des limites. Pour ma part, j’aurais tendance à renvoyer les uns et les autres dos à dos. Ne nous berçons pas d’illusions : ils appartiennent tous à ce que les économistes nomment des « marchés captifs ». Or, ceux-ci illustrent l’une des singularités fondamentales du monde actuel, le repli sur soi. Cependant, qu’il s’agisse de la sphère Queer et des Afro-Américains, on se trouve face à des groupes victimes de la haine, de la persécution ou de génocides. Une personne éclairée ne peut donc que les soutenir, si tant est qu’elle n’en fasse pas partie.
« Notre peuple » n’est pas conçu pour les esprits conservateurs, ni pour les fervents des rites routiniers. Freddie Ballentine, Kunal Lahiry et leurs amis artistes de Voguing sont les acteurs emblématiques d’un monde en bouleversement. Leur travail est exportable dans divers pays, dont la France. Encore faut-il le vouloir sur place. Ce serait une réponse efficace et saine aux maux symbolisés par la désaffection répandue à l’égard de la musique classique parmi notre pays. Il s’avère inutile d’affirmer le contraire.
Dr. Philippe Olivier