Une tendance s’esquisse ces dernières années : la production mozartienne espace ses venues avec l’O.N.L, subissant un sort à peine plus enviable que Haydn. Tout révèle l’appréhension croissante à afficher les compositeurs du Siècle des Lumières, aujourd’hui phagocytés, de facto, par les ensembles “historiquement informés”. Or, Mozart effectue ce soir un retour motivant. N’en déplaise aux scoliastes naïfs, l’allier à Richard Strauss n’a rien d’incongru. L’admiration du second pour le premier s’avère patente dans maintes pages d’une production protéiforme, Der Rosenkavalier en tête. Mais cela ne constitue qu’une partie d’une relation atemporelle. L’auteur d’Arabella joua Mozart, écrivant même des cadences pour ses concertos (dont celui retenu ce soir). À cette aune, l’on aurait même pu peaufiner l’équilibre des deux parties en plaçant l’ouverture d’Idomeneo re di Creta en portique, Strauss ayant activement participé à la réhabilitation de cet opéra-clef du Maître de Salzbourg, créé à Munich en 1781.
Sobriété incarnée, Saleem Ashkar compense l’attente par un matériau cadentiel somptueux
Ne boudons pas notre plaisir pour des raisons quantitatives ! Jouer le Concerto pour piano N°24 en ut mineur KV.491 constitue un choix opportun. Œuvre atypique, il possède la plus riche tablature en bois de la série et reste peu proposé, inversement au sept précédents ou aux trois qui le suivent. Son sombre coloris, parfois sévère, explique cette relative marginalisation.
Dirigeant opportunément cette partition du Classicisme sans baguette, Nikolaj Szeps-Znaider séduit au départ. L’introduction fournissant intrinsèquement une texture plus épaisse que pour ses prédécesseurs, le 24ème annonce assez clairement les trois ultimes symphonies dans son orchestration profuse, davantage que les 25ème et 26ème, qui seront, respectivement, révélés à Prague puis Francfort. Du pianiste Saleem Ashkar, nous relevons derechef le jeu précis allié à une franche détermination1. Une vigueur pré-beethovénienne se fait jour sous ses doigts, parti pris esthétiquement juste autant que payant artistiquement dans le 1er mouvement.
Le Larghetto central confirme à la fois la dimension symphonique soulignée, assumée auparavant et une visible communication entre tous les protagonistes. Magnifiques, saillantes à l’envi, les interventions dévolues à la petite harmonie subjuguent. Félicitations sincères aux solistes : Emmanuelle Réville à la flûte, Anna Štrbová au hautbois, Kévin Galy à la clarinette et Olivier Massot au basson. Impeccables tous pupitres confondus, les cordes déroulent un tapis à la fois moelleux et d’une étoffe consistante.
L’Allegretto conclusif gagnerait, en revanche, à adopter une physionomie plus aérienne, dès un incipit fleurant bon les années 1960 en l’espèce (spontanément, nous pensons aux visions mozartiennes un tantinet empesées proposées jadis par Otto Klemperer !). Saleem Ashkar lui-même attaque musclé autant que large, seuls les bois apportant un soupçon d’apesanteur, jouant dans l’esprit d’une parthia façon Haydn. Tout bien considéré, ce ponctuel retour en arrière interprétatif surprend plus qu’il ne perturbe. La sobriété incarnée, le pianiste compense l’attente par un matériau cadentiel somptueux, dominé par des trilles admirables en précision, un doigté à la fois assuré, franc et très fin, sensible, qui n’est pas sans rappeler parfois Rudolf Serkin. En bis, Robert Schumann : le premier numéro des Scènes d’enfants [Kinderszenen] Opus 15, « Des gens et des pays étrangers ». Interprétation délicate, retenue, à pleurer d’émotion, qui vous fait du bien à l’âme en ces temps inquiétants vécus à l’échelle mondiale.
Nikolaj Szeps-Znaider fusionne adroitement les deux démarches antérieures
À la différence de la Sinfonia Domestica Opus 53, chichement affichée depuis l’inauguration de l’Auditorium2, Eine Alpensinfonie [Symphonie Alpestre] Opus 64 de Richard Strauss ne laisse jamais passer dix ans sans reparaître dans les concerts de l’O.N.L. Pour n’évoquer que les deux plus récentes, l’interprétation offerte par Jun Märkl en décembre 2009 s’avéra inouïe, portée aux limites de l’extase phonique absolue, supérieure à celle produite par Leonard Slatkin en janvier 2015 sans que celle-ci déméritât pour autant3. Quand Slatkin tirait l’ouvrage sur le terrain nietzschéen ou métaphysique, Märkl privilégiait l’évocation spontanée des éléments naturels. Les deux options se justifiant philologiquement, peut-on trouver l’équilibre entre elles ? Perceptiblement motivé, leur successeur peut-il rebattre les cartes ?
En raison des moyens colossaux requis – entraînant la nécessité d’engager des supplémentaires – cette partition hypertrophiée (par les effectifs plus que par la durée, fort raisonnable4) constitue toujours un évènement digne d’un festival. Sans parvenir à faire sonner son orchestre aussi hyper-straussien que Märkl – avec qui nous avions la sensation, en fermant les yeux, d’entendre les prestigieuses phalanges munichoises ! – Nikolaj Szeps-Znaider dépasse les espérances. Reprenant la baguette pour manœuvrer ce gigantesque vaisseau, il fusionne adroitement les deux démarches antérieures. Moins mystérieuse qu’elles dans le bruissement des cordes, son introduction pour Nacht [Nuit] paraît laisser sourdre quelque angoisse, encore qu’il se plaise à souligner les parentés avec Rimski-Korsakov (Kitège est créé huit ans avant). Son Sonnenaufgang [Lever de Soleil] étourdit : sans saturer l’espace, l’orchestre atteint ici une puissance naturelle proche des Wiener Philharmoniker, ceci dit en connaissance de cause !
Dans sa disposition “à la bavaroise” (contrebasses jouxtant les bataillons de cors unis aux Tuben à Jardin, les trompettes et cuivres graves à Cour), Eintritt in den Wald [Entrée dans la forêt] atteint une phénoménale dimension, aux confins de l’immersion, éperonnée par le groupe des cors placés en coulisses (rappel : Strauss en exige 12 pour cette fonction !). Wanderung neben dem Bache [Flânerie près du ruisseau] devient si évocatrice que l’on s’y croirait, merveilleusement conduite qu’elle est par les deux violons solistes servis si élégamment par Jennifer Gilbert et Jacques-Yves Rousseau. Certes, la masse des autres cordes aiguës sonne plus âpre qu’avec Märkl, mais cela instaure aussi une rusticité bienvenue. Les brèves sections Am Wasserfall [À la cascade] et Erscheinung [Apparition] envoûtent par le truchement des féériques harpes confiées à Éléonore Euler-Cabantous et Audrey Perrin. Tout aussi subjuguante s’avère la scène bucolique Auf der Alm [Sur l’Alpage], nantie d’une spatialisation spectaculaire des clarines.
L’appréhension d’entendre s’achever ce fabuleux parcours, si euphorisant et saisissant qu’on le souhaiterait éternel…
Si Durch Dickicht und Gestrüpp auf Irrwegen [En s’égarant dans les fourrés et broussailles] accuse une éphémère baisse de régime, l’on sait d’expérience combien ce passage demeure le plus ingrat à restituer sur l’ensemble d’une randonnée aussi exigeante. Défaillance vite oubliée, tant le jeu parfait des trompettes puis trombones / tubas, respectivement perçantes et opulents en diable nous pousse vers les sommets, au propre comme au figuré. Accomplis, Auf dem Gletscher [Sur le glacier] et Gefahrvolle Augenblicke [Moments dangereux], attestent d’une vitesse de croisière retrouvée (hautbois solo superlatif d’Anna Štrbová !). La Vision – à double sens ! – du chef n’a rien d’un voyage d’agrément, l’inconfort l’emporte mais elle convainc. Le leitmotiv emprunté à Wagner (Wolfram à l’acte III de Tannhäuser) aura entretemps éclaté dans toute sa puissance, à la limite d’anéantir l’auditoire. L’on se trouve saisi, happé par un discours pris dans toute sa démesure pour ce qui suit, depuis Nebel steigen auf [Le Brouillard se lève] jusqu’à Elegie [Élégie]. Stille vor dem Sturm [Silence avant la tempête] a rarement reçu un traitement aussi menaçant (avec un orgue opportunément mis en exergue, suffoquant, tenu par Octavian Saunier), au point que Gewitter und Sturm, Abstieg [Orage et tempête, descente] accède à une fonction libératrice démultipliée, soulageant enfin nos gorges serrées. En outre, cette lourde oppression n’a jamais autant trahi sa parenté avec le passage qui précède l’ultime intervention de Salomé dans l’opéra éponyme. Toute la percussion se déchaîne encore plus follement qu’avec Märkl ou Slatkin, timbaliers en tête (Adrien Pineau et Stéphane Pelegri, épatants !), dans une ambiance cataclysmique de fin du monde. L’on en admire d’autant plus le résultat obtenu dans Sonnenuntergang [Coucher du Soleil], où tous les instrumentistes parviennent à maintenir netteté et présence opulente, sans la moindre baisse de tension. Ausklang [Postlude] apporte ici autant d’apaisement que de nostalgie, quasiment une tristesse infinie, née de l’appréhension d’entendre s’achever ce fabuleux parcours, si euphorisant et saisissant qu’on le souhaiterait éternel. “Retiens la Nuit” a-t-on envie de clamer dans les ultimes mesures. En état de choc, tout l’auditoire refrène ses applaudissements pendant près de trente secondes durant lesquelles le chef – façon Abbado à Luzern – se fige, avant d’abaisser enfin la baguette.
Au bilan, nous croyons pouvoir affirmer ce qui suit. Très différente de celle, quasi insurpassable délivrée par Märkl, l’interprétation sauvage mais habitée de Szeps-Znaider marque profondément, se hissant en position N°2 parmi toutes celles ouïes dans cette salle. Mais, de surcroît, elle s’installe aisément au sein des dix meilleures entendues par votre serviteur en quarante ans, tous orchestres confondus, à travers l’Europe. Le compliment n’est pas mince.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
1Pour notre part, nous découvrîmes cet artiste ici-même en décembre 2017, dans le Concerto pour piano en la mineur Opus 54 de Schumann.
2À notre connaissance : seulement deux auditions depuis 1975.
3Des deux, nous fîmes, en leurs temps, dûment le compte-rendu dans Lyon-Newsletter.com.
4Nikolaj Szeps-Znaider effectue tout son cheminement en – chronomètre à l’appui – 54′ ; ce qui le situe dans les tempos parmi les plus modérés, à l’opposé de Sir Georg Solti, un des plus rapides : 44’08” [CD DECCA, 1980].