D’Arnold Schönberg une musique de film sans film de la fin des années 1920, d’Ottorino Respighi le Concerto Gregoriano sans chant du début des années 20, de Johannes Brahms la première sérénade, une symphonie qui n’ose pas encore dire son nom. Le directeur musical Vladimir Jurowski nous a composé un programme éclectique avec ces trois œuvres dont les deux premières, malgré la célébrité de leurs compositeurs, sont rarement jouées. Mais, au-delà de ce programme découverte, le véritable fleuron de la soirée est le soliste du concerto de Respighi, Frank Peter Zimmermann, un des meilleurs violonistes de sa génération.
La soirée est dédiée au compositeur Aribert Reimann (1936-2024), décédé il y a quelques jours. Il avait en 1978 créé son opéra Lear à la Bayerische Staatsoper.
Arnold Schönberg — Begleitungsmusik zu einer Lichtspielszene op. 34
Cette courte pièce de musique d’accompagnement pour un film de 12 minutes est une curiosité dodécaphonique, une musique de film sans film. Elle met en œuvre des moyens stylistiques développés par le compositeur qui sont encore utilisés dans les films hollywoodiens actuels, avec la technique de composition qu’il a lui-même développée à la fin de 1929 et au début de 1930.
Schoenberg avait une attitude ambiguë face au cinéma, un intérêt mêlé de méfiance. La Begleitungsmusik lui avait été commandée par la maison d’édition Heinrichshofen Verlag de Magdebourg. Schoenberg a composé sa partition sans référence à un film particulier. Ce n’est que bien plus tard, en 1972, que cette musique fut adaptée pour un court métrage de Straub-Huillet. Stravinsky la qualifia de ” meilleur morceau de vraie musique de film jamais écrit “. Hier soir, la maestria du chef et la précision d’exécution de l’orchestre ont fait honneur à l’appréciation du compositeur du Sacre du printemps.
Drohende Gefahr, Angst, Katastrophe (Danger menaçant, angoisse, catastrophe), tel est le sous-titre de l’œuvre. Et c’est bien une forme d’angoisse et de terreur que la musique exprime, avec une violence croissante. Des notes de Gertrud, l’épouse du compositeur, évoquent entre autres le naufrage du Titanic, un déraillement de train ou une opération comme sources d’inspiration, auxquelles il faut ajouter la menace que constituait la montée brutale du fascisme. En 1933, Schönberg se vit retirer son titre de professeur, à la suite de quoi il émigra aux États-Unis.
Ottorino Respighi — Concerto Gregoriano
Ottorino Respighi (1879-1936) a redonné une renommée mondiale à la musique italienne au début du 20e siècle, notamment avec ses cycles Fontane romane (1916) et Pini di Roma (1924). Il s’est inspiré des chants grégoriens pour composer un concerto pour violon, le Concerto Gregoriano, qui part d’une idée curieuse : l’orchestre, comme les chœurs du moyen âge, accompagne le solo. L’œuvre, qui fut créée à Rome en 1922, se compose de trois parties : une introduction bucolique qui rappelle quelque peu Debussy, une paraphrase du Victimae Paschali laudes au deuxième mouvement qui évoque le sacrifice pascal et un Alleluia plus panthéiste que catholique. Une musique qui captive par sa couleur et sa sincérité, qui ne peut être jouée que par un violoniste virtuose à même de vaincre les difficultés dont est hérissée la partie soliste.
Il fut magnifiquement interprété par Frank Peter Zimmermann, avec une justesse et une intelligence rares. L’ineffable douceur du son sans aucune stridence que Zimmermann tire de son Stradivarius “Lady Inchiquin” (créé en 1711) est confondante de beauté. L’attitude du violoniste, ses rapports avec le chef et l’orchestre donnent à voir et à entendre toute la noblesse et la pureté de son art, auquel on le sent entièrement dévoué. La généreuse cordialité et la modestie de l’interprète sont patents lors des fervents applaudissements d’un public reconnaissant, auquel il offrit encore en rappel une courte sarabande de Jean-Sébastien Bach.
Johannes Brahms — Première sérénade op.11
Brahms aborda l’orchestre avec deux sérénades, un genre dont la fantaisie lui permettait de se mouvoir plus facilement que dans la symphonie. Sa Sérénade en ré majeur pour grand orchestre (op. 11), composée en 1859 et éditée en 1860, dénote une connaissance approfondie de l’œuvre des grands maîtres qui l’ont précédé : les formes et les harmonies de Brahms ont un air de parenté avec certaines pages de Mozart, avec les premières œuvres de Beethoven et le finale de la dernière symphonie de Haydn, explicitement citée dans l’Allegro molto.
La première sérénade déborde d’imagination et de grâce. L’orchestration est caractérisée par une belle ordonnance, des sonorités douces et une simplicité remarquable. Vladimir Jurowski et l’orchestre nous entraînent dans l’univers enchanté d’une composition pleine de gaieté et de charme. On est introduit dans un environnement pastoral, forestier, avec de lointaines scènes de chasse, on entend de la musique populaire, des valses chantées. S’il y a des moments de mélancolie, ce sont cependant le bonheur et la bonne humeur qui prédominent largement. C’est une musique qui berce et soulève, c’est par moments comme si une nuée d’anges vous soulève et vous emporte vers un ciel meilleur.
Luc-Henri ROGER
19 mars 2024
Rediffusion
Le concert a été enregistré et sera rediffusé le 30 mars à partir de 20h05 par la radio BR-Klassik.