En octobre 2017, le Teatro Carlo Felice de Gênes marquait les esprits en étant le premier théâtre lyrique italien à ouvrir sa saison non point avec un opéra mais avec « West Side Story » à l’occasion du soixantième anniversaire de sa création (1957). Il ne pouvait pas faire moins, pour célébrer – à quelques jours près – le centenaire de la naissance de Léonard Bernstein d’assurer la reprise de ce monument du musical qui avait obtenu un énorme succès. Au-delà même de ce spectacle une constatation s’impose : les maisons d’Opéra de la péninsule accueillent désormais fréquemment des comédies musicales : et pour n’évoquer que cette saison « Lady, Be Good ! » de George Ghershwin à Naples, « My Fair Lady » de Frederick Loewe à Palerme, « Swenney Todd » de Stephen Sondheim à Bologne, « La Famille Adams » d’Andrew Lippa à Modène, « Kiss Me Kate » de Cole Porter à Piacenza, « Porgy and Bess » de George Gerswhin à Turin (certes considéré comme un opéra mais néanmoins créé à Broadway en 1927), « Sunset Boulevard » d’Andrew Lloyd Webber à Gênes…
Pour ce qui concerne « West Side Story » il existe une traduction italienne de l’ouvrage ce qui, à notre connaissance, n’existe pas en France, l’œuvre y ayant toujours été représenté en langue originale et pour les rôles principaux par des interprètes étrangers la plupart du temps anglo-américains. C’est tout le mérite de ce pays frontalier d’avoir formé des artistes capables de constituer une, voire plusieurs distributions pouvant se confronter au chef d’œuvre de Leonard Bernstein qui présente nombre de difficultés à commencer par la chorégraphie de Jerome Robbins extrêmement exigeante et qui suppose une maîtrise élaborée de la danse fondée sur une solide base classique. Et il y a quasiment 25 rôles qui sont concernés par cet impératif. S’y ajoutent des contraintes vocales (la partition « louchant » parfois vers l’opéra) notamment pour Tony, Maria et Anita (écouter à cet égard l’enregistrement avec trois stars de l’art lyrique : José Carreras, Kiri Te Kanawa et Tatiana Troyanos sous la baguette du compositeur qui en dit long sur ses intentions). Et le troisième ingrédient n’est pas le moindre : il faut des comédiens dignes de ce « remake » de la tragédie de Shakespeare « Roméo et Juliette » où se confondent, avec une force impétueuse, violence et passion.
Le défi est une fois de plus relevé haut la main dans ce magnifique théâtre par une distribution superbe de chanteurs- danseurs-comédiens qui n’ont rien à envier à ceux que l’on peut admirer à Broadway à New York ou encore dans le West End à Londres. De la distribution de 2017 demeurent Luca Giacomelli Ferrarini qui, en Tony, nous régale de son phrasé sachant faire alterner adroitement puissance et suavité dans son chant (longs applaudissements pour son air « Maria »), Simona Di Stefano éblouissante Anita au tempérament hors pair et Giuseppe Verzicco en autoritaire et charismatique chef de bande (démontrant que l’on peut passer avec aisance de Jerry Mulligan d’ « Un Américain à Paris » à Riff). Les nouveaux venus sont dignes de leurs prédécesseurs : la séduisante Caterina Gabrieli (Maria) et l’impressionnant Mark Biocca (Bernardo) succédant avec bonheur respectivement à Veronica Appeddu et Salvatore Maio preuve, comme nous l’évoquions plus haut, de la richesse de la pépinière de talents en ce pays, car le reste de la distribution, dans son énergie comme dans sa virtuosité, se situe à un niveau identique, celui de l’excellence, permettant de faire de cette tragédie musicale, où s’opposent deux bandes rivales au sein des quartiers pauvres de New York à la fin des années 50, un moment bouleversant capable de tirer les larmes aux plus insensibles. Ajoutons un orchestre opulent de près de 60 instrumentistes et le chœur du théâtre sous la direction du jeune chef anglais Alpesh Chauban qui reprend la baguette du vétéran Wayne Marshall, une scénographie sobre et efficace (Hella Mombrini et Silvia Silvestri) des lumières suggestives (Valerio Tiberi), une mise en scène inspirée (Frederico Bellone) et le remarquable et scrupuleux travail de Fabrizio Angelini pour mettre en valeur l’inoubliable chorégraphie de Jerome Robbins qui fut, ne l’oublions pas, l’inspirateur de la pièce.
Christian Jarniat
5 janvier 2019