Le Palazzetto Bru Zane nous a habitués à une politique d’exhumation d’ouvrages rares, peu enregistrés ; mais il sait aussi aussi nous proposer des œuvres connues ou même archi-connues sous un nouvel éclairage, notamment lorsqu’elles ont pâti de versions incomplètes ou intermédiaires insatisfaisantes. Ce fut par exemple le cas de Faust enregistré dans sa première version avec les dialogues parlés. C’est pour cette dernière livraison le cas de Werther pour lequel a été retenue la version pour baryton. Quelques enregistrements ou archives ont déjà permis la diffusion de cette rareté, mais la production du Palazzetto Bru Zane va plus loin en s’interrogeant sur la typologie des voix sur l’ensemble de la distribution.
Werther est une œuvre atypique, l’histoire des représentations renforçant cette marginalisation. L’ouvrage jugé trop sombre comportant un suicide est refusé en 1887 à l’Opéra-Comique par Léon Carvalho alors que Massenet est un compositeur célèbre. C’est à l’Opéra impérial de Vienne que Werther en allemand triomphera en 1892, avant son retour pour de bon salle Favart en 1893, accueilli par un directeur sorti des épreuves liées à l’incendie de son théâtre. Devant les difficultés à distribuer le rôle de Werther à un ténor suffisamment puissant le compositeur avait déjà imaginé une version pour baryton. Cette version aura une timide prospérité avec à l’étranger le baryton Victor Maurel en 1902 ou la prestation de Mattia Battistini s’appuyant sur une partition apocryphe. C’est sans doute pour répondre à une faille dans le circuit interprétatif que Massenet aurait envisagé le choix alternatif sans qu’on sache s’il y avait totalement adhéré. La musicologie bénéficiant du recul d’aujourd’hui permet de revenir sur la question.
Quelles voix pour Werther et les autres personnages du drame lyrique ?
Werther dont le livret est signé Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann est catégorisé « drame lyrique », ce qui concentre l’attention sur la linéarité de l’action, la tension des situations, l’économie des effets spectaculaires. Pour le compositeur la partition « sera affranchie de toutes les règles ordinaires des opéras et sera un long duo d’amour dramatique. »
L’histoire spécifique des voix donne des indications. À la fin du XIXe siècle on assiste à la naissance très utile du baryton Martin qui sera la voix idéale de Pelléas et plus tard de Marouf (déjà l’opérette faisant du baryton aigu un amoureux). Jean Périer s’est spécialisé dans le répertoire réclamant ce type de voix. La mélodie continue, la conversation en musique exigent cette vocalité aiguë, souple, attentive aux mots. Le critique C. Bellaigue voyait dans la musique de l’ouvrage de Massenet une parenté avec « le Schumann des lieder ». Alexandre Dratwicki, dans sa présentation du CD, se demande à juste titre en évoquant Werther s’il est « un opéra plus parlé que celui-ci ? » L’absence de chœurs et d’ensembles, les rôles constamment mis en confrontation, la lecture des lettres ou des poèmes en témoignent largement.
En creusant les psychologies on pourrait retrouver les raisons de reconsidérer les distributions habituelles. Voyons une piste parmi bien d’autres. Brigitte Olivier dans J. Massenet Itinéraires pour un théâtre musical (1996, Actes Sud) souligne la solidité du couple Charlotte Albert ; une version existe d’ailleurs du rôle d’Albert pour ténor. Une soprano trouve alors sa place mieux qu’une mezzo femme plus fatale (Carmen, Dalila…). Charlotte peut être perçue comme plus maternelle qu’amante. Sophie distribuée à une interprète moins légère que d’habitude peut permettre de valoriser un vrai couple de femmes, les deux personnages de Schmidt et Johann étant donnés à des voix plus lyriques qu’ à l’accoutumée.
Orchestre et distribution
À la tête de l’Hungarian National Philharmonic Orchestra le chef hongrois György Vashegyi nous offre une lecture de l’ouvrage analytique pertinente qui sait mettre à une juste distance les effets de rubato inhérents au lyrisme de Massenet ; le phrasé de l’orchestre est souple, adapté à la conversation musicale et au poids des mots ; l’attention aux pupitres n’est pas moindre (violoncelle solo, violons, harpes et flûtes rivalisent de virtuosité). Au total une direction qui fait de l’orchestre un véritable personnage ainsi que l’attendait le compositeur de l’exécution de sa partition.
Commençons par les trois rôles prétendus secondaires, ce qui n’en est rien. Les personnages du bailli, de Schmidt et Johann inscrivent l’œuvre dans l’univers domestique et folklorique avec le souci de pas minimiser de tels éléments. La voix mordante de Matthieu Lécroart, le timbre clair et soutenu d’Artavazd Sargsyan, la ligne de chant ferme de Laurent Deleuil contribuent pleinement à leur mise en valeur.
Véronique Gens est une Charlotte dont la plénitude de la voix, les accents intenses et colorés, la ligne de chant sûre éclairent tous les aspects du personnage ceux de l’amoureuse, comme ceux qui ressortent de la fibre familiale très sollicitée.
À ses côtés Tassis Christoyannis s’approprie l’inhabituelle version pour baryton de Werther. Son registre central, les longues tenues de notes sont à la fois captées par le texte dont l’interprète révèle la profondeur de la structure ; il fait vivre un Werther rêveur, addictif et flamboyant, tout cela passant par une voix bien conduite, assurant une présence prégnante du rôle.
Thomas Dolié est l’exacte pointure qu’il faut pour un Albert peu dupe, percutant et dramatique. Le matériau est superbe et le personnage est mis à l’actif de l’un de nos meilleurs barytons actuels.
Sophie, interprétée par Hélène Carpentier, n’est pas la chanteuse légère convenue (même si certaines interprètes comme Liliane Berton ont pu exceller dans le rôle) ; la voix est charnue, bien projetée, homogène ; le timbre plein lui permet de ne pas pâlir face à Charlotte. Une superbe prestation !
Le chœur d’enfants Hungarian Choir School est parfait, impliqué et heureusement sonore.
Un enregistrement à se procurer d’urgence !
Didier Roumilhac
Jules Massenet / Werther
Werther : Tassis Christoyannis ; Charlotte : Véronique Gens ; Sophie : Hélène Carpentier ; Albert : Thomas Dolié ; Le Bailli : Matthieu Lécroart ; Schmidt : Artavazd Sargsyan ; Johann / Brühlmann : Laurent Deleuil
Direction : György Vashegyi ; Hungarian National Philarmonic Orchestra ; Children’s Choir of the Zoltán Kodály Hungarian Choir School
Bru Zane / Opéra français