Logo-Resonances-Lyriques
Menu
Werther au Théâtre des Champs-Élysées : Benjamin Bernheim et Marina Viotti, cœurs à nu sur cordes d’époque

Werther au Théâtre des Champs-Élysées : Benjamin Bernheim et Marina Viotti, cœurs à nu sur cordes d’époque

vendredi 28 mars 2025

©Vincent Pontet

On le sait depuis longtemps : les histoires d’amour à l’opéra finissent rarement bien. Lorsque Goethe publia Les Souffrances du jeune Werther (1774), le succès fut tel qu’il engendra une véritable  fièvre « wertherienne », poussant certains jeunes gens au suicide, fascinés par le romantisme pathétique de leur héros. Plus d’un siècle plus tard (1892) Massenet transposa cet amour impossible dans une œuvre parmi les plus intimes et les plus émouvantes du répertoire français.

Au Théâtre des Champs-Élysées, cette nouvelle production signée Christof Loy marque les esprits à plus d’un titre. Elle s’ancre dans une volonté forte de retour aux sources, en proposant une version jouée sur instruments d’époque par l’orchestre Les Siècles. Une première qui renouvelle totalement l’écoute de cette œuvre-phare du romantisme lyrique français.

Werther sur instruments d’époque : la puissance du romantisme à l’état brut

Il convient de ne pas confondre instruments baroques et instruments d’époque : ces derniers ne renvoient pas à Lully ou Rameau, mais bien aux instruments utilisés au moment de la création de Werther. Timbres différents, couleurs plus mates, attaques tantôt douces, parfois violentes : c’est un tout autre monde sonore qui s’ouvre à nous.

Si le diapason change, la glotte, elle, ne change pas : la voix reste celle de toujours, posée sur ses sonorités naturelles, et de surcroît sur le souffle. Ce frottement entre modernité vocale et matière orchestrale ancienne crée un saisissant effet de contraste et une tendresse nouvelle. L’orchestre Les Siècles, en résidence pour la troisième saison au TCE, trouve ici un terrain d’expression idéal. Sous la direction minutieuse et précise du jeune chef Marc Leroy-Calatayud, les musiciens épousent avec finesse la transparence d’une partition raffinée, les inflexions passionnelles du livret, l’intensité du drame comme l’intimité du récit.

Werther0 1 1294x600 1
Crédit : Vincent Pontet

Benjamin Bernheim : un sublime Werther d’anthologie

Moment rare et si précieux que celui d’assister à une telle fusion entre un rôle et un interprète : Benjamin Bernheim parvenu au sommet de son art où se partagent diction admirable (nul besoin de surtitres), pureté de l’émission, souffle parfaitement maîtrisé, ligne vocale d’une élégance souveraine. Avec une présence scénique solaire, un jeu habité une voix de velours au service de la douleur amoureuse : Il « est Werther », tout simplement.

Son jeu d’acteur empreint d’un magnétisme rare, n’apparait jamais surchargé ; comme le souligne son metteur en scène Christof Loy : “Bernheim ne verse pas dans le sentimentalisme, il a l’intelligence analytique”. Et le constat s’impose, le ténor franco-suisse confirme, s’il en était besoin, son statut : celui de l’un des plus grands artistes lyriques de sa génération.

20250317 061VP scaled
Crédit : Vincent Pontet

La lecture de son lied d’Ossian : « Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps» n’est pas un air, mais une blessure chantée suspendant le temps. Une force tranquille, une présence fascinante qui ferait pâlir bien des acteurs de cinéma. Le public ne s’y trompe pas : salves d’applaudissements et standing ovations ponctuent chacune de ses apparitions, contraignant l’orchestre à suspendre son jeu. (Voir, en fin d’article, la vidéo de cet air à la Scala de Milan – en juin 2024- également dans la même production de Christof Loy)

20250317 044VP
Crédit : Vincent Pontet

Marina Viotti une Charlotte impressionnante par la voix et par ses multiples facettes interprétatives

Marina Viotti impressionne par la richesse et la variété des facettes psychologiques dont s’imprègne son héroïne. Elle incarne une Charlotte complexe, tourmentée, dont la voix ample et parfaitement projetée se pare d’une large palette de nuances et de couleurs. « Artiste totale » (on se souvient de son Grammy Award en Heavy Metal Performance ! ), elle démontre ici qu’une technique solide permet de traverser tous les répertoires sans se perdre ni s’abîmer, venant, en la circonstance démontrer, en outre, que la grâce peut tout contenir, même la douleur. Elle chante sans effort, elle joue sans surjeu. Tout est là, à fleur de peau, à la lisière du cri des sentiments blessés et inassouvis. Sa Charlotte bouleverse par sa profondeur tragique, sa retenue douloureuse, sa force fragile .On la découvre jeune fille dans l’été lumineux du premier acte, puis épouse silencieuse dans les brumes d’un hiver intérieur. Sa voix se creuse, s’approfondit, se fait plus grave, plus charnelle, plus tragique. Et lorsqu’elle avoue enfin son amour trop tard, c’est toute la salle qui chavire.

Jean-Sébastien Bou et Sandra Hamaoui : en tous points remarquables

Jean-Sébastien Bou prête à Albert un timbre noble, porté par une articulation exemplaire et une projection maîtrisée. Sans jamais forcer l’autorité, il impose une présence assurée, faite de retenue et de droiture assortie d’une technique accomplie conférant à son personnage une stature sincère, presque douloureuse dans sa lucidité et dans sa détresse dans la scène de la découverte des lettres à l’acte IV.

20250317 026VP
Crédit : Vincent Pontet

Sandra Hamaoui compose une Sophie toute en finesse et en contrastes. Sa voix lumineuse, souple, mêle fraîcheur et musicalité, portée par un timbre délicat qui s’inscrit pour autant dans l’ampleur d’une tessiture lyrique éloignée des Sophie trop légères que l’on entend parfois. Elle dessine une adolescente vive, attachante, tour à tour enjouée, espiègle, toujours empreinte de justesse. Son « Tout le monde est joyeux, le bonheur est dans l’air » s’élève avec grâce et naturel.

20250317 051VP
Crédit : Vincent Pontet

Toutefois sous cette allure apparemment radieuse, elle laisse transparaître les fêlures d’une amoureuse silencieuse, plus mature qu’il n’y parait, parfois mordue de jalousie, quelquefois réfugiée dans l’ombre et discrètement déçue, voire jalouse. Dans un rôle souvent relégué au second plan – ce qui n’est fort heureusement pas le cas en l’occurrence – elle parvient ici à imposer sa place avec sensibilité, soulignant qu’aucun cœur, même discret, n’échappe aux convulsions du drame.

20250317 027VP
Crédit : Vincent Pontet

Des seconds rôles de qualité

Marc Scoffoni, Yuri Kissin, Rodolphe Briand complètent une distribution francophone solide, à laquelle s’ajoutent des comédiens et les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.

La mise en scène de Christof Loy : un huis clos symboliste et passionnant

La mise en scène de Christof Loy propose une adaptation fine et passionnante du livret, transposant l’action dans les années 1950 et la resserrant dans un huis clos dépouillé. Un décor pertinemment unique, avec un fond de scène qui évolue subtilement, accompagnant l’inexorable progression du drame. Un arbre solitaire, visible en arrière-plan, devient le témoin silencieux de l’éloignement, du vide, de l’attente du passage des saisons et de la lente descente vers la tragédie.

20250317 080VP
Crédit : Vincent Pontet

Des saisons qui deviennent symboles : le renouveau du printemps, l’exaltation de l’été, la froideur impitoyable de l’hiver. L’espace semble suspendu, les rythmes se dilatent. Les états d’âme s’enlacent à l’immobilité du lieu. Les portes restent closes. Werther demeure étranger au monde de Charlotte. Il n’y pénètrera qu’en se donnant la mort, tel un Adam définitivement exclu du paradis.

On sent dans cette lecture une volonté de montrer le décalage entre un Werther exalté – et pour autant intériorisé – et une Charlotte piégée dans la réalité. Le drame se joue aussi dans les silences, les absences, les portes qui ne s’ouvrent pas. Charlotte sortie du rôle de « grande sœur » épouse « un devoir conjugal » qui l’éloigne de son propre désir. Werther, lui, demeure figé dans l’absolu. L’acte III, avec le retour tant attendu de Werther à Noël, marque un tournant. Charlotte réalise qu’elle l’aime, mais s’enferme dans les contraintes de sa « promesse extorquée ». Sophie tente de la ramener à la vie joyeuse d’autrefois: « Ce qu’il faut, c’est rire, rire encore, comme autrefois ! »… mais le drame est déjà scellé.

20250317 071VP
Crédit : Vincent Pontet

Le dernier acte, enfin, touche au plus profond par sa simplicité, sa sincérité et arrache des sanglots à la salle. L’ultime duo – mais en fait un quatuor scénique – s’avère une catharsis d’une puissance rare.

Charlotte, dans un geste désespéré, jette ses lettres à  la face d’Albert qui se met à les lire et à les relire comme sombrant dans les tourments d’une folie dévastatrice tandis que Sophie, tout de noir vêtue, s’effondre après avoir fermé la porte de cet univers clos d’où ne s’élèvent dans le lointain que la voix des enfants. Image troublante autant que bouleversante.

La musique de Massenet transcende ce sommet du romantisme

Werther, mourant, absout Charlotte :

« Non, tu n’as rien fait que de juste et de bon. Mon âme te bénit pour cette mort, qui te garde innocente et m’épargne un remords. »

Et Charlotte, à son tour, avoue :

« Du jour même où tu parus devant mes yeux… j’ai senti qu’une chaîne impossible à briser nous liait tous les deux ! À l’oubli du devoir, j’ai préféré ta peine, et pour ne pas me perdre… hélas, je t’ai perdu ! »

Dans un dernier souffle, Werther tente de la consoler :

« Pourquoi ces larmes ? Crois-tu donc qu’en cet instant, ma vie est achevée ? Elle commence, vois-tu bien… »

Et puis, résigné :

« Je meurs… Là-bas, au fond du cimetière, il est deux grands tilleuls… C’est là que pour toujours je voudrais reposer… »

La beauté du texte, qu’il nous plait de rappeler, pourrait se suffire à elle seule, mais la musique de Massenet le transcende ; sommet du romantisme, elle trouve un écho poignant dans les voix des chanteurs.

Ce Werther offrande lyrique, se veut aussi un adieu déchirant à l’innocence, un cri d’amour qui résonne longtemps après la dernière note.

Le public a réservé de vibrants et chaleureux applaudissements à tous les artistes très longuement rappelés et acclamés individuellement lors des saluts ainsi qu’à l’orchestre et à son chef.

Cécile Day-Beaubié
28 mars 2025

  1. Riche d’une carrière de plus de 40 années Christoph Loy, l’une des personnalités les plus éminentes de l’univers du théâtre lyrique, a mis en scène une multitude d’ouvrages dans les théâtres et festivals réputés ( Royal Opera House de Londres, Scala de Milan, Deutsche Oper de Berlin, Festival de Salzbourg Teatro Real de Madrid, Opéra de Munich, Opéra de Genève, Liceo de Barcelone etc.) Cette année il proposera à l’Opéra de Paris Le Triptyque de Puccini à l’Opéra de Paris qui connut un mémorable triomphe au Festival de Salzbourg avec Asmik Grigorian et au Festival d’Aix en Provence la rare Louise de Gustave Charpentier

 

Coproduction Théâtre des Champs-Elysées | Teatro alla Scala
En partenariat avec France.tv

Direction : Marc Leroy-Calatayud
Mise en scène : Christof Loy
Reprise de la mise en scène : Silvia Aurea De Stefano
Scénographie : Johannes Leiacker
Costumes : Robby Duiveman
Lumières : Roland Edrich

Distribution :

Werther : Benjamin Bernheim
Charlotte : Marina Viotti
Albert : Jean-Sébastien Bou
Sophie : Sandra Hamaoui
Le Bailli : Marc Scoffoni
Johann : Yuri Kissin
Schmidt : Rodolphe Briand
Kätchen : Johanna Monty
Brühlmann : Guilhem Begnier

Les Siècles
Solistes enfants et Chœur d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine

Imprimer
Cookies
Nous utilisons des cookies. Vous pouvez configurer ou refuser les cookies dans votre navigateur. Vous pouvez aussi accepter tous les cookies en cliquant sur le bouton « Accepter tous les cookies ». Pour plus d’informations, vous pouvez consulter notre Politique de confidentialité et des cookies.