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Victoria Hall de GENÈVE : Orchestre de la Suisse Romande Turnage et Vaughan Williams : « 100% British ! »

Victoria Hall de GENÈVE : Orchestre de la Suisse Romande Turnage et Vaughan Williams : « 100% British ! »

mercredi 5 avril 2023
Håkan Hardenberger ©Marco Borggreve et Daniel Harding ©Dougados Magali

  A notre connaissance et sauf erreur, la phalange genevoise n’avait encore jamais interprété de symphonie de Ralph Vaughan Williams, dont on fêtait le 150e anniversaire de la naissance en 2022. Mais, si l’on étudie de près la programmation des orchestres européens – en excluant les Britanniques, champions de cette musique – force est de constater la singulière rareté au concert d’un maître anglais qui devrait enfin accéder à la reconnaissance qu’il mérite, tant il compte parmi les compositeurs majeurs du XXe siècle.
Le regretté Bernard Haitink m’indiquait naguère, en marge d’une master class au Festival de Lucerne, qu’il aurait voulu diriger davantage de ses œuvres au cours de sa carrière1. On se réjouit donc de l’audace d’un programme « 100% British », d’autant plus que l’on entend, en première partie, une œuvre contemporaine pour sa création suisse. La soirée fut un crescendo de surprises et d’émotions.
  L’auditeur tressaille et jubile face au funambulisme instrumental auquel il assiste  Le lien d’estime établi entre le trompettiste Håkan Hardenberger et le compositeur Mark-Anthony Turnage (né en 1960) a suscité des pièces d’une redoutable difficulté. Dès 2004, les deux artistes s’étaient illustrés dans le concerto From the Weckage. En 2014, Turnage décida de renouveler l’expérience en proposant une œuvre portant le prénom même du soliste suédois : Håkan. L’histoire raconte que le trompettiste se plaignit de l’excessive facilité du morceau ! Sa mouture définitive n’engendra point de remarque de sa part, et l’on comprend pourquoi. Elle offre toutes les difficultés techniques possibles et imaginables pour un virtuose de sa trempe !  Le 1er mouvement, intitulé « Falak », renvoie à une mélodie puisée par Turnage dans les montagnes du Pamir, aux confins du Pakistan, de l’Afghanistan et du Tadjikistan. Imposant sans discontinuer une technique parfaite doublée d’un engagement physique hors pair, Håkan Hardenberger – soutenu par le chef Daniel Harding – nous emmène vers des pics montagneux, par des trilles ascensionnels virtuoses, aux dissonances qui font songer à Charles Ives, dans une sorte de réponse méta-instrumentale apportée à la fameuse Unanswered question posée jadis par le compositeur américain : la trompette, mais dans toute l’étendue de ses possibilités. La sonorité, le vibrato toujours impeccablement maîtrisé, tout donne l’impression d’une puissance infinie. L’auditeur tressaille et jubile face au funambulisme instrumental auquel il assiste.  Plus contemplatif, le 2e mouvement « Arietta » crée une ambiance mystérieuse et moins rutilante. Le soliste se joue de l’apesanteur, émergeant d’une sorte de thrène orchestral, se lançant bientôt dans une saisissante cavalcade aiguë. L’on croit entendre des réminiscences dE L’Oiseau de feu ; clin d’œil assumé ou simple palimpseste musical, la référence stravinskienne ne relève pas du hasard, tant l’on se plaît à saisir la dimension chorégraphique de la page.  Le 3e mouvement « Chorale variations » s’annonce tout aussi cataclysmique. Même si parfois émergent quelques cloches mahlériennes qui tentent de maintenir le contact avec le sol, la trompette s’approprie tout l’espace sonore par de tonitruants fortissimos. Une course-poursuite s’engage alors avec l’orchestre pour un bouquet final de trilles et de glissandos. Puis, le soliste s’exprime à découvert, offrant des reprises et variations sonores aux limites du concevable. L’orchestre reprend alors son élégie lugubre, dans un nocturne magmatique, avec des staccatos aux échos colorés dignes d’Edvard Munch, avant que n’éclate un tutti dionysiaque concluant la pièce et laissant l’auditoire littéralement à bout de souffle. Triomphe dans la salle.  En bis, une pièce jazz, à la sourdine, My Funny Valentine, permet de créer un beau sas de décompression entre Turnage et Vaughan Williams.
  Une vision profondément fervente, humaine et colorée  La Symphonie en Ré Majeur, adopte la tonalité de la 2e de Sibelius, à qui Vaughan Williams fit la surprise de la dédicace. Il l’entama dès 1938, tout en travaillant sur l’opéra The Pilgrim’s Progress d’après John Bunyan, qu’il redoutait de ne pas achever. Il plaça alors dans la symphonie une part du matériau opératique. En outre, s’il n’avait pas pour habitude de numéroter ses œuvres, les critiques s’en chargèrent pour lui. Ceci autorise à parler de sa 5e Symphonie, de toutes la plus jouée, qui fête ses 80 ans, puisque la création eut lieu au cours des Concerts Promenades le 24 juin 1943 sous la baguette du compositeur. Elle fit immédiatement sensation, devenant la plus célèbre de Vaughan Williams. Un article dans The Observer alla jusqu’à affirmer qu’elle était à sa 4e ce que La Tempête est au Roi Lear2. Les auditeurs furent frappés par la sérénité de l’œuvre, perçue comme une réponse à la barbarie de la guerre.  Du 1er mouvement, Harding souligne l’ampleur et la majesté tranquille. Visiblement à l’aise dans cette musique, il l’interprète avec une ferveur rappelant Carlo Maria Giulini, installant l’émotion. Caressant l’orchestre, le chef anglais flatte des cordes soyeuses, aux miroitements qui évoquent parfois La Mer de Debussy, par cette incertitude tonale, usant de la gamme pentatonique, hésitant entre le mode mixolydien et dorien. Il interprète ce mouvement ambigu avec une vraie couleur, une poésie, quelquefois absente des interprétations récentes (on fait allusion à la vision de Sir Simon Rattle donné aux Proms en 2020 avec le London Symphony Orchestra). Ici, ce sont les champs de blé du Wiltshire ou du Somerset qui défilent, tandis que la véhémence des sections fortissimo instaurent une force héroïque – voire une violence – qui tranche avec l’apparente ruralité de l’œuvre. Tout concourt à dessiner dans ce Preludio unE Pastorale en miniature, immédiatement idiomatique, nous transportant vers des paysages bucoliques à la Thomas Hardy ou à la Brontë, à la fois venteux, mélancoliques et lumineux.  Placé en deuxième position – comme il le sera dans la future 8e Symphonie – le Scherzo, contraste, comme il se doit, avec l’atmosphère naturaliste du Preludio. Délicieusement goguenard et léger, il peut rappeler les échos exaltants de la promenade dans la London Symphony du même compositeur (dans sa mouture révisée, de 1920), avec des cordes toujours impeccables et acérées. Ce fut certainement le passage le plus émouvant de la soirée, grâce à cet esprit anglais si bien saisi, fait d’humour et de très grande élégance, teintée de mélancolie.  Le 3e mouvement, Romanza, est indiscutablement le cœur de l’ouvrage. Le cor anglais d’Adrián Verdugo, expressif et tellurique, parvient à saisir l’aspect tristanien (un chant de Pâtre ?), tandis que l’orchestre déploie tout au long de ce Lento une respiration large, toujours fervente, aux faux airs de 9e de Dvorak. C’est un moment de temps suspendu, invitant à la lenteur et à la quiétude, sculptant encore un paysage estival contemplatif (loin du crépuscule automnal plein d’humus de Haitink au disque, de l’absence de pathos soulignée dans la version historique de Sir John Barbirolli en 1944 ou la scansion dépourvue de toute complaisance de Sir Adrian Boult en 1953 pour sa première intégrale). Voilà le Tristan de Tintagel et toujours ces champs de blé qui ondulent, sur lesquels plane parfois une sourde inquiétude.  Le 4e mouvement, Passacaglia, permet d’apprécier une totale concorde entre les cordes et le chef, qui mène jusqu’à son terme sa vision à la fois impressionniste, vigoureuse et fervente, laquelle s’achève dans une sérénité d’été indien, créant un silence ému et ravi dans l’auditoire. Harding n’a pas forcément choisi la douce sérénité tant dépeinte au sujet de ces pages, mais un voyage rempli d’images, dans une approche picturale traversée de références révélées par un travail fouillé sur la partition. Fortement impliqué, l’Orchestre de la Suisse Romande, s’avère d’une grande justesse, animé d’un esprit vraiment anglais et d’une belle complicité avec le chef.
   Pour paraphraser Mahler qui avait dit : « Mon temps viendra », nous estimons qu’après une telle soirée, celui de Vaughan Williams est enfin arrivé. On ne peut que donner raison au dédicataire de l’œuvre3 : nous avons bel et bien assisté à un « monde ensoleillé », dans une interprétation profondément humaine, chaleureuse et émouvante qui nous fait rêver à ce que pourrait être une intégrale des symphonies de Vaughan Williams par l’OSR et Daniel Harding.
  Philippe Rosset
5 avril 2023

1 Rassurons l’audiophile mélomane : Haitink laisse une intégrale des symphonies de Vaughan Williams, gravée de 1984 à 1998 avec le London Philharmonic Orchestra, soit le même orchestre que Sir Adrian Boult (7 CDs EMI).

Par référence aux pièces de William Shakespeare.

Rappel : Jean Sibelius.

* NDLR :
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