Une alchimie inexplicable associe l’artiste à son adorateur. Il est ainsi des artistes dont la voix, la présence, le timbre, le style, l’implication émotionnelle et scénique bouleversent le cœur et l’âme du fou d’opéra : Roman Burdenko appartient à ceux-là. Son Enrico dans Lucia di Lammermoor à Lille, en 2013, fut un coup de foudre personnel. Présent ensuite à la Philharmonie de Paris pour une tétralogie restée dans toutes les mémoires, il avait délivré un Alberich absolu, sans aucune comparaison possible, fût-ce en regard de gloires ancestrales. Son Scarpia à la Bastille en 2022 avait réussi ensuite le tour de force d’unir un galbe vocal hallucinant de perfection et d’impact à une incarnation d’une classe infinie. Au fil des saisons, le chanteur s’est imposé sur les nombreuses scènes lyriques comme un baryton verdien de tout premier rang. L’an dernier, il nous avait coup sur coup subjugué en Monforte à la Scala, puis en Nabucco à Genève.
Le voici couronné roi d’Ecosse à Berlin et l’ovation qui l’a (ac)cueilli devant le rideau conclusif confirme l’évidence. Il faut dire que tout s’avère admirable dans cette performance : le suivi scrupuleux mais jamais scolaire d’une palette de nuances infinies intégrée à un chant qui donne l’illusion de la spontanéité ; le jeu de colorations qui entraîne l’auditeur vers un kaléidoscope d’émotions culminant dans un « Pietà, rispetto, amore » au-delà du sublime avec sa bascule pathétique sur « nè sul tuo reggio sasso » ; l’ampleur d’une voix de bronze (le fa aigu du “sol la bestemmia” ? un coup de canon dans la salle !) au timbre dense et profond, émise avec une absence totale de sombrage artificiel, dans une clarté, une pureté technique qui laissent entendre jusqu’aux murmures ; la sensibilité qui transparaît dans chaque geste, chaque expression du visage.
Quelle scène du banquet ! Quel troisième acte ! Le montage musical choisi permet même d’entendre la scène « mal per me » conclusive dans la version de 1847. Roman Burdenko y atteint des sommets qui honorent Verdi : déclamation mordante, variations dynamiques, pathos et impact sidérant d’une voix qui remplit l’espace. Paris l’attend dès le 1er décembre pour Rigoletto : espérons que le public saura fêter un tel artiste comme il se doit !
A ses côtés, le public attendait avec gourmandise la Lady d’Anastasia Bartoli, laquelle enchaîna récemment Tosca, Ermione, Abigaille avant de se jeter dès décembre dans la Lady Macbeth à Munich, Angelica, Amelia et Odabella ! Le forfait bien prévisible au vu d’un tel calendrier n’a donc pas vraiment surpris. Pour l’américaine Felicia Moore, la tâche s’avérait bien ardue pour faire oublier cette défection ! En ce soir de première, malgré un trac bien compréhensible, la cantatrice a résolu l’immense majorité des pièges tendus par Verdi pour un des rôles les plus redoutables du répertoire : un exploit à lui tout seul ! Nul doute que les critiques façon Beckmesser comme il en existe trop s’exerceraient avec jubilation au pointage aussi cruel que vain de telle rupture de registre mal négociée ou de tel manque d’articulation. Mais entendre une Lady capable de ne manquer aucun aigu – y compris le contre-ré bémol filato et legato à la fin du somnambulisme, et même d’en rajouter (le contre-ré bémol fulgurant conclusif de l’acte I !), ne ciller devant aucune coloratura, aucun piqué, aucun trille (quel brindisi !), aucun saut de registre, voilà une rareté digne d’être saluée. Certes, des chants plus sommaires mais plus percussifs – Dimitrova figurant comme une référence en la matière – ont pu produire plus d’effet immédiat et saisissant ; mais une féminité inattendue surgit de cette lumière et finit par s’imposer – surtout dans une conception sur laquelle nous reviendrons : en forme de point d’aboutissement et d’acmé, la « macchia » bouleverse et soulève, à rideau ouvert, l’enthousiasme de la salle. Ce chant du cygne, dans ses voiles blancs et dans sa clarté, conclut un parcours finalement singulier et prenant, qui distille sa force au lieu de l’employer à cogner le spectateur.
Le reste de l’équipe apporte de vraies satisfactions : Banquo noble et à l’aigu de belle ampleur de Marko Mimica ; Macduff touchant d’Attilio Glaser avec son attaque piano notable sur « O figli » ; comprimari de premier ordre avec une mention spéciale pour la remarquable Nina Solodovnikova en suivante de Lady, et le docteur noble et touchant de Gerard Farreras.
Enrique Mazzola, salué par la foule en héros de la soirée, dirige une phalange qui peut manquer ici ou là de cohésion – surtout en début de soirée. Sa conception privilégie les jeux harmoniques, les changements d’atmosphère, les glissés plutôt que les arêtes, avec une approche inscrite dans la lignée d’un Leinsdorf, ou, plus près de nous, d’un Abbado. Certains enchaînements dramatiques, certains paroxysmes manquent sans doute de la furia démente dont le maestro Muti représente le parangon. Mais c’est surtout vrai dans la première partie du spectacle qui correspond dramatiquement aux deux actes les plus inscrits dans le principe dynamique de l’action. Dans les actes III et IV, plus introspectifs et crépusculaires, le résultat obtenu laisse pantois et la manière dont la musique semble constamment pivoter sur elle-même provoque un effet hallucinatoire. A ce titre, les apparitions hypnotiques, le bal et ses bascules harmoniques, l’accompagnement incroyable du somnambulisme, le frissonnement du chœur des sorcières demeureront inoubliables.
La mise en scène de Marie-Eve Signeyrole a recueilli moult huées et contestations. Bébé et eau du bain ont ainsi filé sans aucun discernement. Comme trop souvent, ce sont les attendus liés au discours d’accompagnement et les débordements qui soulèvent des réserves : projections inutiles, quasi absence dans les faits du déplacement de l’action vers le monde économique, deuxième degré improductif dans la scène de Banquo. Mais l’arrestation et l’exécution du serviteur prétendument coupable à la fin du I est par exemple une idée d’une grande justesse dramatique : n’oublions pas que la Lady shakespearienne insiste déjà sur l’importance de faire accuser les chambellans avec des taches de sang ! Plus encore, cette lecture s’appuie sur deux fils rouges intelligents : la poursuite du cerf comme métaphore des chasses successives de l’œuvre (chasse aux rivaux, aux gens de pouvoir, aux descendants) et la problématique de la filiation (une autre chasse pour ce couple).
Après tout, la Lady, au comble de sa frustration (maternelle) n’envoie-telle pas son à mari un « e un uomo voi siete ? » cinglant et humiliant lors du banquet ? Le ballet se transforme alors en scène de fécondation médicalement assistée sans vulgarité aucune et avec l’inscription pertinente dans cette avancée dramatique autour du désir d’enfant et du désir tout court. Et quand la « macchia » devient celle de la fausse couche, l’émotion grandit. Elle emporte littéralement lorsque Macbeth, au chevet de sa femme morte de chagrin, chante le « pietà » comme un Lied d’adieu à la vie et au bonheur. Le changement de couleur opéré alors par Burdenko sur la phrase « Eppur la vita sento nelle mie fibre inaridita! » met les larmes aux yeux. Si l’on ajoute à cela des images d’une très grande beauté, qu’il nous soit permis d’écrire ici qu’en dépit d’évidentes réserves, parfois presque rédhibitoires, cette mise en scène apporte un surcroît d’émotions et permet à Roman Burdenko de monter sur le trône d’Écosse dans une splendeur inoubliable.
Laurent Arpison
23 novembre 2024
Chef : Enrique Mazzola
Mise en scène : Marie-Ève Signeyrole
Macbeth : Roman Burdenko
Banquo : Marko Mimica
Lady Macbeth : Felicia Moore
Suivante de Lady Macbeth : Nina Solodovnikova
Macduff : Attilio Glaser
Malcolm : Thomas Cilluffo
Le docteur : Gerard Farreras