Dans une atmosphère empreinte de la magie de Noël, alors que la ville s’est parée de ses plus belles illuminations, le Grand Théâtre de Genève sert d’écrin à la reprise de la production du Rosenkavalier vu par Christoph Waltz. Revu d’ailleurs, puisque le metteur en scène autrichien a apporté quelques modifications à ce qu’avait pu découvrir le public de l’Opera Ballet Vlaanderen en 2013. Comme une mise en abyme, tout au long de ce mois de décembre, c’est l’écrin dans l’écrin, puisque parmi les évolutions notables, un célèbre joaillier genevois, via ses bijoux et accessoires, brillera de sa présence tout au long des représentations.
Avec cet opéra aux accents mozartiens créé à Dresde en 1911, Richard Strauss laisse derrière lui les avant-gardistes Salomé et Elektra. Il nous propose un voyage dans le temps, sur le fond comme sur la forme. Tout d’abord, le dramaturge nous transporte dans la Vienne du XVIIIe siècle, baignée par le mystère du temps qui passe et la mélancolie qui l’entoure. Sur la forme ensuite, après la violence et la noirceur de ses 2 œuvres coups de poings précédentes, c’est bien à une « Comédie en musique » (Komödie für Musik) que nous convient Strauss et son librettiste historique, Hugo von Hofmannsthal. Comme un hommage au genre et à l’époque, le Chevalier marque un retour au découpage classique en 3 actes, après 3 opéras à volet unique.
On présente souvent Christoph Waltz en mettant en avant ses collaborations avec Tarantino ou Polanski, peut-être pour attirer un public cinéphile, sinon pour le good buzz. Nul doute que sa carrière et sa qualité de comédien soient un réel atout pour la mise en scène. Aussi et surtout, il faut savoir que Waltz est fils d’un décorateur et d’une costumière de théâtre. Jeune adulte, il a également étudié le chant lyrique et l’opéra à Vienne. Il connaît donc parfaitement les planches, et leurs rouages. Il est tout a fait légitime dans sa proposition.
C’est lors de l’écriture et la composition du Rosenkavalier qu’Hoffmannsthal invita Strauss à s’émanciper de l’influence wagnérienne. Christoph Waltz lui aussi s’émancipe. D’une part de la tradition de ses prédécesseurs, en proposant une mise en scène épurée, minimaliste dans les mouvements, le décor et les accessoires, loin du rococo et du foisonnement habituel. Il s’affranchit d’autre part des nombreuses didascalies des auteurs, en nous proposant un jeu d’acteurs réduit à sa plus simple expression.
Coté décor justement, au premier acte il faudra se contenter d’un lit à baldaquin, d’une coiffeuse, de deux fauteuils et d‘une desserte. Le travail d’Annette Murschetz permet de ne se concentrer que sur l’histoire et le délitement de la passion amoureuse qui se joue sous nos yeux. Les murs sont blancs, nus, surmontés d’un plafond transparent laissant filtrer une lumière assez froide. Point d’opulence non plus chez Faninal, nous retrouvons les 2 fauteuils, agrémentés d’un canapé qui verra éclore l’amour entre Octavian et Sophie. Le décor sera sensiblement le même pour l’auberge du 3e acte.
Le parti pris de Waltz est osé. Car il ne va pas chercher le ressort comique, dramatique ou bouffe dans l’excès, la frénésie et la démesure. Si cela peut manquer d’évidence au premier abord, il n’en est rien. La direction d’acteurs n’est pas que minimaliste, elle est aussi millimétrée. En nous livrant des personnages bruts, débarrassés de leur caricature, c’est toute la modernité des thèmes qui apparait. Le principal étant le patriarcat et cette sensation d’impunité qui en découle. Le baron n’est qu’un agresseur de plus, comme l’actualité nous en livre cruellement chaque jour. De part sa position dans la société, il use et abuse, c’est presque normal, quasi impalpable. A aucun moment Ochs tout-puissant a la sensation de mal agir. C’est pourtant d’une brutalité et d’une violence inouïe. Le pari du metteur en scène est d’autant plus réussi que jamais il ne rend le public coupable et complice de ces actes. Le drame est là, mais la comédie demeure et l’emporte. Aussi, comme un miroir tendu à 2023, la Maréchale quitte la scène amère, toute en retenue mais en proie à une colère bien présente : les femmes ne se laissent plus faire.
Vocalement, le premier acte peine à démarrer, tant les deux amants sont peu audibles du fond de leur lit. C’est la soprano Maria Bengtsson qui viendra dissiper les craintes avec un magnifique « Du bist mein Bub’ » clairement projeté et affirmé…nous avons bien une Maréchale cachée sous les draps ! Déjà présente en 2013 lors de l’inauguration de la production, elle incarne une Marie-Therèse déjà très au fait du temps qui passe, légèrement introvertie, la voix est magnifique quand elle se déploie…trop peu souvent malheureusement, peut-être coincée dans l’inaction et le peu de mouvement qu’impose la mise en scène. Passées les premières minutes, la mezzo Michèle Losier fait preuve d’une implication sans faille. Scéniquement déjà, réussissant à s’extraire du carcan, par beaucoup d’élan et une présence de tous les instants. La voix est puissante, sensible aussi. Sachant faire preuve d’une délicieuse retenue (présentation de la rose), tout comme nous offrir de belles envolées.
L’arrivée du baron Ochs est toujours attendue avec impatience tant il conditionne l’atmosphère de la représentation. Matthew Rose prête sa basse au grossier personnage, avec beaucoup de talent et de subtilité. Débarrassé des outrances et truculences par Waltz, il n’a nul besoin de surjouer pour exister. Il campe un baron désinvolte, d’apparence seulement, car, à y regarder de près, il passe son temps à fondre insidieusement sur ses victimes. Envahissant par ses déplacements, omniprésent malgré une feinte discrétion de jeu : c’est une grande réussite de direction d’acteur ! Matthew Rose doté sans conteste du physique du rôle, avec une présence scénique certaine, en a aussi la voix. A l’aise dans le récitatif comme dans les élans lyriques, sa prestation est convaincante et maitrisée.
Les scènes de foule sont le talon d’Achille de cette mise en scène, où le manque de mouvement et de théâtralité se font sentir. Tel est le cas au premier acte quand la cour débarque chez la Maréchale. Fort heureusement, les très beaux costumes de Carla Teti, viennent rehausser le tableau. Beaucoup de couleurs et d’excentricité chez les différents protagonistes. La palme au costume du chanteur italien, Omar Mancini, qui dans son accoutrement singulier et avec son timbre particulier, exécutera la tache ingrate qui lui revient dans la partition. Mention spéciale au duo Annina/Valzacchi qui apparaissent à cet instant sur scène pour ne quasiment plus la quitter de tout l’opéra. C’est magnifiquement chanté par Ezgi Kutlu et Thomas Blondelle qui forment un couple d’intrigants très attachants et à nouveau très bien dirigés.
Du côte de chez Faninal, il s’agit d’une prise de rôle pour la jeune soprano Mélissa Petit en Sophie. Une voix lumineuse et claire qui, dès les premiers instants, montre une franche projection. Elle fait preuve de beaucoup de musicalité dans les intentions et déjà une maitrise certaine du pianissimo. A suivre ! Prise de rôle également pour Bo Skovhus en Monsieur de Faninal, malheureusement plus compliqué et en difficulté ce soir. Malgré une présence physique indéniable, la voix n’est pas au rendez-vous : une déception au regard de ses capacités.
La direction de Jonathan Nott constitue un des points forts de la soirée. Il fait magnifiquement sonner l’Orchestre de la Suisse Romande. Car c’est bien souvent du Strauss qui sort de la fosse : luxuriant, pétillant, valsant quand il le faut (Strauss encore), planant et aérien (duo du 2, trio et duo final) avec des changements de rythme assurés et assumés. On y trouve toute la richesse de la musique du compositeur allemand et ses multiples détails y sont ici perceptibles.
Quel bonheur que de retrouver le Rosenkavalier ! Quel cadeau, quelle chance d’écouter cette musique. A Genève tout au long de ce mois de décembre, c’est Noël avant l’heure. Alors Joyeux Strauss !
Aurélie Mazenq
15 décembre 2023
Distribution :
La Maréchale : Maria Bengtsson
Octavian : Michèle Losier
Le Baron Ochs von Lerchenau : Matthew Rose
Monsieur de Faninal : Bo Skovhus
Sophie de Faninal : Mélissa Petit
Valzacchi : Thomas Blondelle
Annina : Ezgi Kutlu
Demoiselle Marianne : Giulia Bolcato
Un ténor italien : Omar Mancini
Un commissaire de police : Stanislas Vorobyov
Le majordome de la Maréchale : Louis Zaitoun
Le majordome de Faninal : Marin Yonchev
Un notaire : William Meinert
Un aubergiste : Denzil Delaere
Direction musicale : Jonathan Nott
Mise en scène : Christoph Waltz
Scénographie : Annette Murschetz
Costumes : Carla Teti
Lumières : Franck Evin
Direction des chœurs : Alan Woodbridge
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande