Les découvertes passionnantes de livres et de CD de ce printemps 2025 incluent notamment les graves mélodies pour chant et piano laissées par le compositeur et chef d’orchestre suisse d’origine polonaise Paul Kletzki (1900-1973). Une surprise inattendue autant que magistrale, en raison de la signature très personnelle de ce musicien connu – en outre – pour ses exécutions de Sibelius ou de Mahler.
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Nous vivons une époque de paradoxes. D’un côté, la consommation de masse impose des produits standardisés, d’où l’innovation et l’audace sont exclus. De l’autre, une partie monde de l’édition européenne présente des poches de résistance à l’envahissement d’une médiocrité inquiétante. En Allemagne, la maison munichoise text + kritik s’épanouit grâce à une collection de livres de poche intitulée « Solo ». Elle propose les portraits et les profils de personnalités comme la cheffe d’orchestre Simone Young, le militant de la cause schönbergienne qu’était René Leibowitz ou encore Glenn Gould, portraituré avec talent par Birger Petersen. Ce dernier alterne habilement les considérations musicales savantes sur le grand excentrique canadien et la relation d’une vie singulière. Gould fut le premier pianiste nord-américain à se produire en URSS ; il vécut dans un hôtel de Toronto alors qu’il y possédait une demeure ; il fut sifflé par le public de Florence pour avoir joué la « Suite » opus 25 de Schönberg. Mais il enregistra – en 1966 – avec Elisabeth Schwarzkopf. Quant à ses deux gravure des « Variations Goldberg » de Bach, elles sont devenues des légendes.
Du côté du disque, la firme française Hortus édite le second volume de sa collection « Voix étouffées ». Il est entièrement consacré à des œuvres de la Néerlandaise Henriëtte Bosmans (1895-1952), figure injustement oubliée. On se régale à découvrir sa magistrale « Sonate pour violon et piano » de 1918, ressuscitée par une interprétation transcendante de la Belge Sarah Bayens et du Français Dimitri Malignan au piano. Ces interprètes de premier ordre ont l’intelligence de se lancer dans des entreprises ayant infiniment plus d’intérêt que la trois-cent-quarante-deuxième restitution d’une partition fameuse depuis des lustres, signée d’un maître classique. L’observation de jeunes interprètes actuels montre qu’ils ont un esprit de curiosité développé, sans commune mesure avec la routine caractérisant nombre de leurs aînés. Ils recherchent des partitions oubliées, notamment à la suite du désastre planétaire que fut la Seconde Guerre mondiale. Dès 1933, l’Allemagne nazie avait d’ailleurs décidé de ce qui devait être proposé – ou non – au public.
En aura résulté une perception biaisée de la production musicale, perception sur laquelle nombre d’entre nous vivent encore. Ainsi, l’ignorance des grandes œuvres orchestrales d’Arnold Schönberg est toujours présente. Pourtant et dès 2002, le regretté Amaury du Closel (1956-2024) avait suscité l’apparition d’un CD voué à celles-ci. Il avait une signification forcément différente de celle de Pierre Boulez en la matière, car Max Deutsch (1892-1982) y dirigeait des partitions signées de son propre formateur, Schönberg. La gravure en question fut réalisée, en 1948, avec l’Orchestre de la Suisse Romande. Plusieurs décennies après – entre 1967 et 1970 -, la fameuse phalange genevoise fut menée par le chef d’origine polonaise Paul Kletzki (1900-1973). Décédé des suites immédiates d’une attaque survenue en pleine répétition à Liverpool, ce spécialiste de Mahler et de Sibelius, natif de Lodz, était issu du judaïsme vernaculaire. Avant que sa famille soit laminée par l’Holocauste, il parvint à survivre en menant une existence itinérante combinant nécessités professionnelles et crainte des persécutions. Il vécut, dans un tel contexte, en Allemagne, en URSS et en Italie avant de trouver la paix parmi la Confédération helvétique.
Se trouvant à Milan en 1941 et observant les actions antisémites du régime mussolinien, Kletzki dissimula une caisse remplie d’œuvres manuscrites de sa main dans les caves de l’Hôtel Métropole de la même ville. Elle fut retrouvée en … 1965. Kletzki était informé. Il se trouvait conscient que les nazis brûlaient, depuis 1933, les partitions manuscrites ou imprimées des compositeurs mis au ban de la société. Il n’ignorait pas – non plus – que les œuvres de Mendelssohn ou de Mahler étaient interdites d’exécution. On sait aujourd’hui, un demi-siècle après la disparition de Kletzki, que son catalogue est abondant et de qualité. Voici pourquoi la mezzo-soprano Urszula Kryger et le pianiste Adam Manijak, professeurs à l’Académie de musique de Lodz, ont enregistré trente-six mélodies écrites par Kletzki entre 1923 et 1939. Non seulement, l’un des enfants célèbres de cette cité polonaise est à nouveau réhabilité. Mais le résultat est plus que satisfaisant, tant sur le fond que sur la forme.
Kletzki avait un talent mélancolique un peu comparable avec celui de Brahms, parfois tourmenté et sombre. La nuit est souvent invoquée au long de ses mélodies. Comme Kletzki écrivait un siècle après Chopin, il ne pouvait pas en avoir la rhétorique passée au filtre de la vie parisienne. Il avait porté les armes durant la guerre ayant opposé la Pologne et l’URSS en 1920 et 1921. Il avait une pleine conscience des calamités qui s’étaient abattues sur sa patrie entre le 19ème siècle et la première moitié du siècle suivant. Le postromantisme et l’expressionnisme étaient aussi passés par là. Aux antipodes de Simon Laks (1901-1983) formé entre autres au Conservatoire de Paris et d’Alexandre Tansman (1897-1986) – un autre natif de Lodz – protégé par Ravel, le solide Kletzki fabriquait du « genuine Polish ». Il était donc relativement proche de Karol Szymanowski (1882-1937), devenu une institution nationale. En tout cas, la veine ténébreuse du Krzysztof Penderecki (1933-2020) tardif se trouve déjà installée pour partie parmi les mélodies de Kletzki, à l’occasion amateur de modulations vers des tonalités éloignées.
La qualité se trouve aussi au rendez-vous avec les interprètes. Urszula Kryger n’est pas seulement une mezzo-soprano accomplie. Elle est aussi une vraie musicienne, ayant longtemps étudié le piano. Sa diction allemande s’avère soignée, qu’il s’agisse de valoriser les poèmes de l’Autrichien Nikolaus Lenau (1802-1850), ceux d’un pasteur suisse ou ceux de l’Allemande Ricarda Huch (1864-1947), dont le comportement sous Hitler fut équivoque. Quant à Adam Manijak, il adapte son clavier à la mise en valeur de la nature profonde de Kletzki, s’amusant à diverses références, dont une concerne le Debussy de la première des « Arabesques », celle en mi majeur. Deux des trois mélodies inédites présentes dans le coffret emmènent parmi le monde du cabaret et du foxtrot, tel que Kletzki le connut quand il vivait à Berlin. Autrement dit, il serait illusoire de voir seulement en lui un créateur ami des ténèbres. En dépit de l’élégante maquette sombre de ces CD, réalisés pour le label Bacewicz Music Production.
Les ténèbres, justement. La présente résurrection des mélodies de Kletzki participe à la conjuration de la Shoah survenue sur le sol polonais et considérée à juste titre comme la troisième destruction du Temple de Jérusalem. Elle rejoint les efforts déployés par Frank Harders-Wuthenow avec la collection « Poland Abroad » parue chez EDA. En effet, Kletzki n’y figure pas. Mais sa production vocale est maintenant connue grâce à Urszula Kryger et à l’habile Adam Manijak. Elle se vit élaborée avant que Kletzki renonce à la composition, en signe de désespoir causé par le nazisme.
Dr. Philippe Olivier