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UNE ARLETTY ASIATIQUE ?

UNE ARLETTY ASIATIQUE ?

mercredi 24 juillet 2024

” Madama Butterfly ” au Teatro Real de Madrid en juillet 2024 – (c) Javier del Real

Excursion estivale au Teatro Real de Madrid où le centenaire de la mort de Puccini est célébré entre autres par une nouvelle production de « Madama Butterfly ». L’approche critique du metteur en scène italien Damiano Michieletto, créateur de parages voués au tourisme sexuel et au cynisme de certains Américains, ne dépasse pas le stade des velléités. Par chance, des interprètes de qualité et l’expérimenté chef d’orchestre Nicola Luisotti tirent leur épingle du jeu.
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Mon premier séjour en Espagne remonte à janvier 1985. J’étais allé, sur la demande de France Musique, enregistrer à Madrid un long entretien avec Sir Georg Solti, alors en tournée avec l’Orchestre symphonique de Chicago. Le bouclier ibérique était sorti depuis peu des trente-six années d’isolement culturel imposées par le régime franquiste. Le producteur de concerts Alfonso Aijon était rentré de son exil en Allemagne. Il offrait à ses compatriotes des programmes auxquels ils n’avaient pas eu droit au temps du Caudillo. Ce dernier avait aussi fait transformer en cinémas ou en locaux de jeu les salles de concerts et les théâtres.

Quatre décennies après mon entretien au Ritz de Madrid avec l’illustre Solti, l’Espagne dispose enfin d’un réseau d’auditoriums et de formations symphoniques. Durant la saison 2024-2025, l’Orchestre de la Radio-Télévision nationale accueillera des solistes d’un niveau auquel on est accoutumé à Berlin ou à Londres. L’argent ne manque pas. Le Festival 2024 de Mérida offre deux productions lyriques. Le Teatro Real de Madrid achève sa saison 2023-2024 avec … dix-neuf représentations de « Madama Butterfly ». Les Espagnols mélomanes se déplacent à l’extérieur. On en rencontre à Bayreuth ou à Salzbourg. Ils se montrent fort communicatifs et enthousiastes, à l’instar de gloires nationales nommées Teresa Berganza ou Montserrat Caballé.

Trois domaines continuent, outre Pyrénées, à prospérer : le goût de la zarzuela, la musique ancienne et la musique contemporaine. La musique ancienne valorise les œuvres du Siècle d’or et issues de celui-ci. Mais elle offre une approche contrastée. Les touristes découvrant les trésors patrimoniaux de Tolède entendent, en utilisant leurs audioguides, des pages de Bach ou de Haydn alors qu’ils s’extasient devant les peintures du Greco ou de son disciple Luis Tristán. Drôle d’anachronisme ! Cependant, le patriotisme ibérique valorise les orgues à chamades comme leur répertoire. Le Français Francis Chapelet (*1934) a sauvé des instruments d’église historiques et crée une fondation destinée à les faire entendre au village castillan d’Abarcas de Campos. En Catalogne, les exploits artistiques de Jordi Savall (*1941) sont déjà dans la légende.

La même Catalogne a également une tradition de musique nouvelle. Pablo Casals et Arnold Schönberg y ont déjà conduit diverses actions avant la guerre civile. Ils ont éclairé le chemin du compositeur Cristobal Halffter (1930-2021), devenu marquis de Villafranca del Bierzo par son mariage et auteur d’un « Don Quijote » dont la création mondiale se déroula en 2000 au Teatro Real de Madrid. Ornée des portraits de plusieurs souverains espagnols, l’institution fait face au palais où reçoivent le Roi Felipe VI (*1968) et la Reine Letizia (*1972), protecteurs suprêmes de celle-ci. Les afficionados lyriques locaux appartiennent à diverses générations. La jeunesse y est nettement représentée, en dépit d’un modèle économique de type libéral. Ainsi, les places de première catégorie au Teatro Real peuvent atteindre 600 € pour une première.

2024, année du centenaire de la mort de Puccini, aura été au Real – comme au Festival d’Aix-en-Provence et dans un grand nombre d’autres lieux – un temps de célébration. On y aura exposé des photos dont le compositeur fut l’auteur, comportant des vues de de Buenos Aires, du Caire ou de New-York. Les représentations madrilènes de « Madama Butterfly » auront été données aussi en hommage à Victoria de Los Ángeles (1923-2025), fameuse interprète de ce rôle au temps où les représentations conventionnelles d’un Japon façon Hokusai abondaient. Je me rappelle de ma découverte de l’ouvrage à l’Opéra-Comique à la fin des années 1960. L’approche ultérieure de Bob Wilson était alors inimaginable. Kimonos et cerisiers en fleurs tenaient une place primordiale parmi un Nagasaki de cartes postales. Moins conventionnelle furent les approches de Jean-Pierre Ponnelle (1932-1988) et de Frédéric Mitterrand (1947-2024) pour le cinéma.

À Madrid, l’Italien Damiano Michieletto (*1975) transpose de manière délibérée l’action de « Madama Butterfly » dans un monde actuel où se déploient d’énormes publicités en nippon, en mandarin et en thaï. Il s’agit de sa seconde mise en scène de l’œuvre, la première ayant été présentée en 2010 au Teatro Regio de Turin. Là où il aurait pu réussir, Michieletto s’égare dans une approche superficielle du sujet. Le décor signé Paolo Fantin – dominé par un surmoi nommé Frank Castorf – est lassant, dépourvu d’imagination. Michieletto remplace donc le Japon par un Extrême-Orient global où la prostitution fleurit et où les États-Unis sont montrés à l’emporte-pièce. La projection d’un court film sur la présence américaine dans la région relève du cinéma documentaire de contestation, produit durant la Guerre du Vietnam. Il suscite des sourires ironiques au moment où l’on annonce que Joe Biden a renoncé à briguer le mandat de 46ème président des États-Unis.

On précisera, à la décharge de Michieletto, que l’enveloppe corporelle et les vêtements des personnages principaux, signés Carla Teti, vont à l’encontre de ce qu’il recherche. Saioa Hernández, l’interprète de Cio-Cio-San, ne saurait passer pour une adolescente naïve ayant renié sa culture d’origine afin de chercher à vivre le rêve américain. Matthew Polenzani, campant Pinkerton, n’est pas James Dean. Il s’impose néanmoins d’observer ici que ces deux artistes – n’ayant en rien démérité dans leur prestation vocale et musicale – étaient les protagonistes essentiels de l’une des trois distributions retenues pour la production madrilène. La découverte des autres casts aurait pu conduire à une approche différente. En tout cas, le Sharpless de Gerardo Bullón et la Suzuki de Silvia Beltrami étaient d’une belle solidité vocale et d’une persuasion scénique manifeste.

Il est regrettable que Damiano Michieletto n’ait pas subi la férule du Baron Gérard Mortier (1943-2014), ayant régné sur le Teatro Real entre 2010 et 2013, pour développer des pistes dont le principe était séduisant. Cio-Cio-San perd tout pour avoir trahi les siens en croyant à une culture étrangère ne voulant pas d’elle. Son profil tient de l’Arletty asiatique ou de l’une des figures montrées par Caroline Guiela Nguyen (*1981) au long de « Saïgon ». Son suicide par arme à feu quitte le rituel macabre du seppuku et relève de la mondialisation. Butterfly laisse un enfant sans repères, un pauvre être victime du mobbing, suscitant l’empathie émue du public espagnol. Outre Pyrénées, les enfants sont divinisés. Les spectateurs les plus âgés se souviennent aussi du sort terrible des garçonnets et des fillettes enlevés, à la suite de la guerre civile, à leurs familles républicaines d’origine pour être intégrés de force à des foyers franquistes.

Les Chœurs et l’Orchestre du Teatro Real se montrent très honorables. Ils se trouvent entre les mains expérimentées de Nicola Luisotti (*1961), routier fiable du répertoire puccinien. Luisotti connaît les coins et recoins d’une partition aux séduisantes richesses harmoniques, thématiques et instrumentales. Elle montre l’étendue du savoir-faire et de la connaissance de la musique de son temps manifestés par Puccini, un homme curieux de la vastitude sonore du monde. Ne consulta-t-il pas des ethnomusicologues pour l’élaboration de « Madama Butterfly » ? Si le système d’orchestration de Ravel lui fut utile, l’approche bartokienne des musiques dites exotiques lui rendit des services. Une telle pensée habite les connaisseurs passant calle de la Paz, là où l’auteur du « Mandarin merveilleux » habita lors de son séjour madrilène de 1906. Il était une étape d’une tournée avec le violoniste prodige Ferencz Vecsey (1893-1935). La création espagnole de « Madama Butterfly » eut lieu l’année suivante. Alphonse XIII était alors au pouvoir.

Dr. Philippe Olivier

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