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UN PONT ENTRE LA RUSSIE ÉTERNELLE ET LE MONDE

UN PONT ENTRE LA RUSSIE ÉTERNELLE ET LE MONDE

samedi 23 août 2025

Dmitri Chostakovitch (à gauche) en discussion avec Kurt Sanderling – (c) N. N.

Le 50ème anniversaire de la disparition de Dmitri Chostakovitch fait l’objet d’une ample commémoration internationale. Berlin, où les Russes sont présents depuis des lustres, n’échappe évidemment pas au phénomène. Les mélomanes de la capitale allemande viennent de vibrer à l’écoute de l’impressionnant « Quintette avec piano en sol mineur » opus 57, dont le clavier était tenu par Vladimir Stoupel, un enfant du sérail. Comme le grand chef d’orchestre Kurt Sanderling antan, il œuvre au dialogue artistique permettant aux nations d’échanger autrement que par des voies politiques en pleine crise …

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Si la situation internationale donne – depuis février 2023 – une image légitimement inquiétante de la Russie, les imprécations formulées par certains au sujet de ses grandes figures culturelles sont dépourvues de sens. Dans le domaine musical, Glinka, Moussorgski ou Prokofiev n’ont pas à être condamnés et retirés de l’affiche parce qu’ils appartinrent à une nation dont sortirent ensuite Staline ou Vladimir Poutine. Sous ce rapport, la vie musicale berlinoise ne ressemble pas à  l’absolutisme culturel français, amateur de protestations, de pétitions et de manifestations de boycott. Même la Philharmonie de Paris honore comme il se doit Dmitri Chostakovitch (1906-1975), disparu voici un demi-siècle.

Le succès remporté le 19 août par notre compatriote d’origine russe le pianiste Vladimir Stoupel (*1962) et ses partenaires à la Remise Mendelssohn – lieu historique de la capitale allemande – lors du 11ème Festival « La dernière rose de l’été » tient au fait que deux nations, l’Allemagne et la Russie, entretiennent depuis des siècles des relations intenses. À l’exception du bain de sang gigantesque suscité, à partir de juin 1941, par l’opération hitlérienne belliqueuse sur l’URSS. Dès l’automne 1917, le quartier berlinois de Charlottenburg devenait l’un des cadres de vie d’une diaspora s’étant même réfugiée sur la Côte d’azur ou conduisant des taxis à Paris.  Charlottenburg était surnommé Charlottengrad à cause de la profusion de Russes blancs logés parmi son enceinte. La frontière polonaise, située à 80 kilomètres de Berlin, symbolise un accès assez aisé au monde slave. Il en est de même en matière de musique.

Comme 2025 marque à la fois le 50ème anniversaire de la disparition de Chostakovitch et le 150ème anniversaire de la naissance de Maurice Ravel, le Festival « La dernière rose de l’été » les a réunis au cours d’une matinée suivie par un nombreux public. On y voyait à la fois des dames berlinoises distinguées, descendantes des Huguenots, des russophones fervents et de jeunes Asiatiques. Ceux-ci sont au nombre des disciples de la violoniste islandaise Judith Ingolfsson, l’épouse de Vladimir Stoupel. Tous deux enseignent au Curtis Institute de l’Université Johns Hopkins de Baltimore. Comme tout un chacun, les étudiants ont été séduits par l’exécution fort habile de la « Sonate pour violon et violoncelle » de Ravel. Tant Judith Ingolfsson que son partenaire, le violoncelliste allemand Friedemann Ludwig, se sont joués des traquenards techniques tendus par cette partition de 1922, composée en mémoire de Claude Debussy. Ils ont également donné l’impression – soutenant leur interprétation – qu’ils réalisaient l’échafaudage d’une polyphonie à quatre voix. Quant aux brefs emprunts ravéliens au répertoire du klezmer et au jazz, ils les auront soulignés avec justesse.

Le jazz ne laissa pas non plus le jeune Chostakovitch indifférent, et ce dans la planète soviétique du milieu des années 1920. Une bonne décennie plus tard – en 1940 –, il achevait le monumental « Quintette pour piano et cordes en sol mineur » opus 57. Cet hommage transcendant à la pratique de la fugue chez Bach valut au compositeur le Prix Staline en 1941. Mais l’opus 57 témoigne, de manière indirecte, des peurs ayant précédé l’heure où l’Allemagne nazie attaqua l’URSS et que débuta ainsi ce que les slavistes nomment « la grande guerre patriotique ». La tonalité principale de sol mineur et la puissance sidérante du jeu de Vladimir Stoupel – un enfant du sérail[1] – sont aussi magnifiées par les instrumentistes à cordes nommés ci-dessus, ainsi que par l’altiste Ayano Amai et par Alan Stoupel, âgé de quinze ans. Fils de Judith Ingolfsson et de Vladimir Stoupel, il tient la partie de second violon. Ce jeune homme s’est pleinement associé à l’exécution fort convaincante d’une œuvre disant les souffrances du peuple soviétique, autant que celles de Chostakovitch notamment maltraité par Staline avant d’être tracassé par le dangereux Tikhon Khrennikov (1913-2007). Il fut quarante-trois ans durant l’inquiétant secrétaire général de l’Union des compositeurs et musicologues soviétiques.

Les fourches caudines à la Khrennikov inquiétèrent nombre de musiciens, dont le grand chef d’orchestre allemand Kurt Sanderling (1912-2011).[2] Réfugié en URSS pour fuir le régime hitlérien, il partagea un quart de siècle durant la direction de l’Orchestre philharmonique de Léningrad (Saint-Pétersbourg) avec l’éminent Evguéni Mravinsky (1903-1988). Tous deux interprètes distingués de Chostakovitch, ils se produisirent avec des pianistes de l’envergure de Maria Youdina (1899-1970), Sviatoslav Richter (1915-1997) et Jacob Zak (1913-1976).[3] Pour sa part, Vladimir Stoupel est dans leur continuité. Il agit comme un pont construit entre la Russie éternelle – celle de la musique – et le reste du monde. Son intégrale Scriabine ne l’avait-elle déjà pas montré en 2008 ?

Dr. Philippe Olivier

[1] L’artiste est le fils de la pianiste Rimma Brobitskaïa (*1937). Disciple du fameux Heinrich Neuhaus, elle a notamment enregistré Bach pour le label Melodía.

[2] La première biographie de Kurt Sanderling paraîtra en 2028 aux Editions Text + Kritik de Munich. Elle sera signée par l’auteur de ces lignes.

[3] On les retrouve dans divers enregistrements réalisés aux côtés de Kurt Sanderling. Ils sont facilement disponibles chez les labels HDV et Hännsler.

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