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UN OU QUATRE SOUS EN FRANCE ?

UN OU QUATRE SOUS EN FRANCE ?

samedi 20 décembre 2025

Un Kurt Weill pensif songe peut-être à son long séjour en France, un moment tout sauf plaisant de sa carrière. N. N.

 

Recension du livre d’Alain Jomy consacré aux trente-deux mois passés par Kurt Weill dans notre pays, après qu’il fut contraint de s’enfuir de l’Allemagne nazie en 1933. Si le Théâtre des Champs-Élysées vit la création mondiale des « Sept Péchés capitaux », les jours parisiens du célèbre compositeur devinrent « l’histoire d’une désillusion ». Incompris parmi « un vieux pays rationaliste », Weill y paya sa nationalité allemande, ses convictions politiques de gauche, son appartenance au judaïsme et une esthétique musicale alors considérée comme plutôt inclassable. Réflexions sur des expériences douloureuses, où l’on voit aussi la Princesse de Polignac et Jean Cocteau …

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Ici-bas, rien n’est garanti à vie. Quels que soit le métier des uns et des autres ou leur stabilité sociale. Les orages politiques du 20ème siècle furent ainsi problématiques pour Igor Stravinsky ou Serge Prokofiev, amenés à quitter la Russie. Le premier se vit naturalisé français en 1934, avant de devenir ressortissant américain onze ans plus tard. De son côté, Prokofiev vécut à Paris avant de voguer vers d’autres horizons, dont celui de l’établissement en URSS. L’avènement d’Hitler au pouvoir début 1933 en Allemagne mit sur les chemins de l’exil nombre de penseurs et d’artistes. Tel fut le cas de Kurt Weill (1900-1950), auteur de l’immortel « Opéra de Quat’Sous », réfugié en France. Les trente-deux mois passés par celui-ci – avant son départ définitif pour les États-Unis – dans notre pays ont inspiré à Alain Jomy[1] le livre « Kurt Weill en France »,[2] texte de vulgarisation se distinguant par un sens manifeste du récit cinématographique.

Cependant, plusieurs expressions empruntées au français parlé – une calamité actuelle – se sont glissées dans le livre. En particulier «  une phalange hyperprofessionnelle » (p. 111), quand il est question d’un orchestre d’excellence. Pourquoi les éditeurs de notre pays laissent-ils passer des formules familières de ce genre, attestant hélas un laisser-aller préoccupant ? Cette absence de vigilance s’avère inquiétante. Au même titre que le délabrement de l’orthographe, jusques et y compris chez des médecins et parmi certains livres, phénomène dont celui signé Jomy est exempt.

Divers obstacles – au premier chef la privation d’accès pour raisons linguistiques de l’immense majorité des lecteurs français aux textes canoniques allemands et anglo-saxons consacrés à Weill – rendent cependant profitable la lecture du travail de Jomy. En résulte une vision contrastée de l’existence du musicien dans l’Hexagone, existence pouvant être rapprochée en partie de celle de ses confrères Paul Dessau et Hanns Eisler, deux autres exilés auxquels la société gauloise ne réserva pas un accueil plaisant. Ils avaient le tort d’être juifs, d’extrême-gauche et adeptes d’un langage sonore suscitant une forte résistance. Son fondateur était Arnold Schönberg, lui aussi toléré pendant quelques mois à Paris et à Arcachon, avant de prendre passage pour l’outre Atlantique. En ce qui concerne ce dernier, il n’appréciait pas Weill. Cependant, ces messieurs ne connurent pas la vraie misère. Dessau et Eisler écrivirent pour le cinéma tourné dans les studios de Boulogne-Billancourt. En dépit de son intérêt pour le communisme, Weill eut des protectrices françaises très bien loties. Jomy aborde ainsi ses relations avec la Vicomtesse de Noailles et la Princesse de Polignac, deux mécènes fameuses de l’époque.

Il serait naïf de s’imaginer que la création mondiale des « Sept Péchés capitaux », l’un des chefs-d’œuvre de Weill, au Théâtre des Champs-Élysées en juin 1933 rendit Weill persona grata en France. On ne l’y attendait pas, pas plus que le Viennois de naissance Max Deutsch était attendu lors de son arrivée dans la capitale en 1925. Jomy le rappelle. Indépendamment du texte de Bertolt Brecht pour ce ballet chanté, presque diabolisé parmi la bourgeoisie de notre pays, le public parisien n’était pas assez savant pour apprécier les pastiches de formes établies – tels  le choral ou la fugue – installés à l’intérieur de la partition par Weill. Que se serait-il passé si le livret des « Sept Péchés capitaux » avait été signé … Jean Cocteau, comme envisagé à l’origine ? On ne saurait le dire. Après Serge Lifar,[3] le milieu musical établi fut donc cruel à l’égard de Weill. Ainsi, Reynaldo Hahn affirma au cours d’un cocktail qu’il écrivait une « musique de lupanar ». L’inquiétant Lucien Rebatet utilisa les colonnes de l’aussi inquiétant titre nommé « L’Action française » pour dénoncer, lors du numéro daté du 2 décembre 1933, « le monopole d’Israël sur notre vie musicale ». Weill figurait évidemment parmi les cibles de l’antisémite patenté nommé Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration après la Libération.[4]

En novembre de l’année 1933, ayant marqué le début d’un danger majeur pour la civilisation, le grand  notable Florent Schmitt invectiva également Weill avec une violence inouïe, demandant qu’il soit renvoyé en Allemagne. L’incident antisémite provoqué Salle Pleyel par l’auteur du ballet « La Tragédie de Salomé » était une attaque scandaleuse contre un Juif sans synagogue.[5] Schmitt ignorait cette particularité. Il se vit évidemment relayé avec délectation par la presse d’outre Rhin. Mais Schmitt n’en avait pas fini. Il s’afficha à Vienne, en 1941, aux côtés des dignitaires nazis pendant la commémoration du 150ème anniversaire de la mort de Mozart. Il était alors président d’honneur de la section musicale du groupe Collaboration. De son côté, la cantatrice Claire Croiza siégeait au comité d’honneur de la même officine remplie de haine à l’égard de la diversité et de convictions antirépublicaines, tandis que Germaine Lubin se montrait sans hésitation avec des proches d’Hitler. Quelques années auparavant – en 1933 – Schmitt avait aussi montré sa méconnaissance des humiliations infligées au philosophe Walter Benjamin et au sociologue  Theodor W. Adorno par les organes du NSDAP. Le premier des deux se suicida, en 1940, en France. Le second rallia les États-Unis. Il put y faire usage de sa méchanceté naturelle, pour se venger des violences symboliques vécues quand il était encore installé à Francfort.

Tandis qu’il réside à Louveciennes – près de Bougival – Weill lutte contre une santé parfois précaire.[6] Victime de déficiences dermatologiques, il a des soucis avec son épouse Lotte Lenya, interprète fameuse de ses compositions. La chanteuse a divers amants. Le peintre Max Ernst se trouve au nombre de ceux-ci.  Lotte et Kurt divorcent en 1933, avant de se … marier une seconde fois en 1937. Mais elle a joué l’argent de Weill au casino tandis qu’il vivait en France. L’argent donc : les droits d’auteur se raréfient, car notre homme est interdit d’exécutions en Allemagne. L’époque des revenus très substantiels devient un souvenir. Il se met à écrire des chansons dans notre langue, dont « J’attends un navire » et « Youkali ». Son ami Jean Cocteau est alors au nombre des paroliers travaillant avec lui. Weill signe un contrat d’édition avec la Maison Heugel. Le musicien de « Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny »  passe donc dix mois à Londres en 1935, afin de se consacrer à des projets non suivis d’effets. Je regrette, à ce sujet, qu’Alain Jomy n’ait pas fait ici état de la fascination pour l’Allemagne nazie que ressentait une partie de la noblesse britannique. Sous ce rapport, les noms d’Oswald Mosley et d’Unity Mitford, une exaltée amoureuse d’Hitler, furent des patronymes infâmes.

Le fragile statut de Weill au Royaume-Uni et en France le conduira à s’orienter vers les États-Unis.  Mais son départ pour  le Nouveau Monde ne le libérera pas de blessures incurables. Comme ses parents, ayant réussi à fuir l’Allemagne hitlérienne pour s’établir en Palestine mandataire, il est légitimement humilié de voir son sentiment d’appartenance au judaïsme germanique ravagé par les nouveaux maîtres hurlant des ordres  à des brutes épaisses depuis Berlin. Les convictions d’excellence intellectuelle et de nationalisme affirmé, répandues chez les coreligionnaires d’Einstein ou de Freud, sont détruites. Weill n’accepte pas que la France ne l’ait pas considéré à sa juste valeur. Il n’entrera pas dans le moule de l’allégeance à notre République, à l’inverse de la ci-devant Géorgienne Hélène Carrère d’Encausse. Cette dernière eut une volonté stakhanoviste d’assimilation.[7]

Alain Jomy écrit, à juste titre, que « le récit du passage [de Weill] en France est […] l’histoire d’une désillusion. » (p. 241). Il s’est heurté aux limites d’« un vieux pays rationaliste. […] Un créateur comme [lui] semblait inclassable. Ici, on aime assez cataloguer les gens. » (p. 243). En tout cas, l’auteur de « Kurt Weill en France » a raison d’honorer comme il se doit des interprètes nommées Marianne Oswald, Lys Gauty, Catherine Sauvage ou Pia Colombo. Elles ont su mettre en évidence l’ admirable marque de fabrique de Weill : une mélancolie constante, différente de celle de Brahms.

Dr. Philippe Olivier

 

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  • Alain Jomy : « Kurt Weill en France », Le Condottiere, Paris, 2024, 286 pages, 19 €.

[1] Né en 1941, à la fois réalisateur et compositeur, Alain Jomy a signé une soixantaine de partitions destinées au cinéma comme à la télévision, travaillant ainsi avec Claude Miller, François Porcile ou Gérard Corbiau. Le même Jomy fut l’élève de la grande pianiste franco-suisse Hélène Boschi (1917-1990). Il rencontra les compositeurs Jean Wiéner (1896-1982) et Max Deutsch, le vicaire général de Schönberg en France. 2025 aura vu la parution, aux Éditions  du Condottiere, de « L’accompagnateur – Soixante ans de musiques de film », un ouvrage dans lequel Jomy raconte des souvenirs et se livre à des méditations sur le métier de compositeur de musique de films.

[2] Le Condottiere, Paris. Cette maison a déjà publié des livres des pianistes Jean-Philippe Collard et Sir András Schiff, tout comme de Sonia Simmenauer, grande imprésaria implantée à Berlin. Il aurait été cependant bénéfique de respecter dans le livre de Jomy les normes de certains signes diacritiques. Par exemple, le nom propre Krenek s’écrit Křenek, avec le signe diacritique « ř » sur sa seconde lettre. En outre, « Jonny spielt auf » s’écrit sans « h » entre sa seconde et sa troisième lettres.

[3] Une fois la France occupée par l’Allemagne nazie, le célèbre danseur et chorégraphe d’origine ukrainienne eut un comportement tout sauf irréprochable. Il se vanta même d’avoir été reçu par Hitler en personne à Berlin.

[4] Rebatet fut néanmoins gracié par le Président Vincent Auriol en 1947.

[5] Albert Weill, le père du compositeur, avait pourtant été ministre-officiant dans plusieurs congrégations juives allemandes.

[6] Il mourra des suites d’un infarctus à l’âge de cinquante ans et un mois.

[7]On lira avec profit, sous ce rapport, le livre d’Emmanuel Carrère : Kolkhoze, P. O. L., Paris, 2025. Son auteur est  le fils d’Hélène Carrère d’Encausse.

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