Devant une salle dont on a plaisir à constater la jeune et nombreuse fréquentation, la première du Don Quichotte de Jules Massenet touche au cœur !
Pour goûter les beautés musicales et vocales de Don Quichotte, ouvrage tardif dans la dense production de Massenet (l’ouvrage est créé à Monte-Carlo en 1910, deux ans avant la disparition du compositeur), il faut faire abstraction du type de veine musicale – tour à tour naturaliste, wagnérienne, orientaliste, archaïsante …- qui fut celle de l’auteur de Manon, Werther, Hérodiade ou Esclarmonde. En effet, la trame de Don Quichotte est davantage construite autour de tableaux dramatiques – une place en Espagne, la plaine des moulins à vent, le repaire des brigands, une fête chez Dulcinée, la chambre de Don Quichotte – que d’une action théâtrale continue et la référence à l’illustre Cervantès n’est plus qu’un lointain souvenir quand Henri Cain adapte la pièce de théâtre de Jacques Le Lorrain Le Chevalier de la longue figure. D’un point de vue plus musicologique, le compositeur stéphanois est à la manœuvre, ici, pour continuer à habilement utiliser l’héritage wagnérien voire à subtilement glisser quelques clins d’œil aux maîtres de l’opéra russe Moussorgsky ou Rimsky… C’est ainsi que l’on peut percevoir des réminiscences de la scène finale de Parsifal à l’acte III, chez les brigands – dimension christique du Don oblige ! – et, bien évidemment, un clin d’œil direct à la mort de Boris Godounov dans l’émouvante scène de la mort du héros.
Succédant à des productions qui firent dates dans l’histoire récente de l’Opéra de Marseille (1985 et 2002), la mise en scène de Louis Désiré, en osmose avec la scénographie de Diégo Méndez Casariego et les forts belles lumières de Patrick Méeus, va à l’essentiel : la notion de rêve dans l’existence de l’un des héros les plus singuliers de la culture occidentale. A partir d’un élément de décor récurrent tout au long des 5 actes, un lit à baldaquin, le metteur en scène déroule ce qui, le plus souvent, pourrait être assimilé au rêve éveillé de Don Quichotte, nous comptant – depuis son réveil et celui de son serviteur Sancho, dès les premiers accords de l’orchestre – ses aventures tout à la fois rocambolesques et émouvantes (la scène des moulins à vent à l’acte II ; la restitution du collier à Dulcinée à l’acte IV). Dans une scénographie reposant sur un efficace système de rideaux et panneaux coulissants – qui pourront par exemple donner naissance à une forêt romantique à l’acte II -, Louis Désiré réussit à faire partager au spectateur la grandeur épique de son personnage principal – lorsque, pendant le combat imaginaire livré contre les géants, le lit devient Rossinante, le fameux destrier du Don ! – sans pour autant oublier l’importance de l’exotisme lié à la couleur locale espagnole, symptomatique dans les superbes ensembles choraux des actes I et IV – rigoureusement préparés par Florent Mayet – et dans la célèbre mélodie de Dulcinée « Alza ! Quand la femme a vingt ans », ni la dimension érotique de l’ouvrage (le lit retrouve alors ici sa fonction plus traditionnelle de lieu des ébats des soupirants de la belle). A l’acte III, c’est aux colonnes du lit que les brigands attachent leur prisonnier Quichotte mais c’est également autour de cet accessoire, décidément essentiel, qu’ils en font leur roi et reçoivent sa bénédiction, à la fin du même acte. Enfin, lors de la scène finale, c’est bien dans son lit que meurt notre héros, veillé par son fidèle Sancho, nous donnant alors l’impression de nous retrouver devant un tableau du seicento italien.
La nature poétique – bien plus que simplement lyrique – du livret d’Henri Cain trouve dans la distribution réunie par l’Opéra de Marseille une assise de belle facture. Le quatuor des prétendants de Dulcinée est particulièrement soigné : Camille Tresmontant et Frédéric Cornille apportent, dans leur tessiture respective de ténor et de baryton, leur touche de rigueur vocale aux exigences de l’écriture de Massenet, tout comme les toujours impeccables Marie Kalinine et Laurence Janot qui y ajoutent, grâce à leur maquillage et à leur coiffure à la Louise Brooks, une pointe de sensualité troublante.
Dès son entrée en scène, la Dulcinée d’Héloïse Mas captive, à la fois par un jeu scénique qui semble couler de source et qui, lui aussi, grâce un moment à l’utilisation de sa robe, fait monter la température de plusieurs degrés mais bien évidemment avant tout par un impact vocal que l’on ne lui connaissait pas et qui semble encore avoir pris de l’ampleur depuis sa récente Carmen sur cette même scène. La tenue vocale est tout simplement somptueuse, la mezzo française ayant à cœur de nous faire comprendre chaque mot du texte de son personnage et de nous révéler une palette vocale aux infinies couleurs. Plus qu’une performance, une incarnation.
Comme on le sait, sur cette même scène phocéenne depuis l’inoubliable duo formé, en 1985, par Pierre Thau et Alain Fondary, il est indispensable de disposer de deux acteurs-chanteurs à la complicité authentique pour incarner Don Quichotte et Sancho, les deux parties d’une même et belle âme. Réunir Nicolas Courjal et Marc Barrard paraissait relever de l’évidence, tant ces deux artistes semblent faits pour chanter ensemble ces deux rôles ! A ce stade de sa carrière, Marc Barrard trouve en Sancho un rôle à sa pointure : comme on pouvait s’y attendre, l’acteur n’a pas besoin de trop en faire pour nous faire sourire, rire (dans son air de l’acte II « Comment peut-on penser du bien de ces coquines ? ») puis nous toucher au cœur, en particulier dans des phrases comme : « Oui, c’est un fou mais un fou sublime ! » et dans le fameux air : « Riez, allez, riez du pauvre idéologue » à l’acte IV. Dans ce dernier moment, en particulier, la voix se fait ample et la projection, parfaite, vient compléter la force d’une expression qui marquera l’histoire de l’ouvrage en ces murs.
Si Nicolas Courjal est plus baryton-basse que basse – rappelons que le rôle a été écrit pour Fiodor Chaliapine – il donne cependant à ce Don sa pleine dimension de bienveillance et d’humanité (« Je suis le chevalier errant »), ce qui est d’autant plus intéressant que, dans sa mise en scène, Louis Désiré place régulièrement sur le plateau une petite statue dorée qui nous rappelle l’importance du mythe culturel qu’est devenu, depuis 400 ans, Don Quichotte. Pour nous, c’est avec la sérénade de l’acte I « Quand apparaissent les étoiles » et dans la scène finale – où le visage de Dulcinée réapparaît parmi les étoiles – que la vocalité de Nicolas Courjal rencontre la force d’une expression scénique, alliant simplicité d’esprit et grandeur épique voire christique, de tout premier plan.
On aurait tort d’omettre que Don Quichotte est un opéra nécessitant un chef poussant son orchestre à rechercher l’expression poétique dont il est capable. Que ce soit dans son travail sur les cordes – particulièrement sollicitées ici comme souvent chez Massenet – que sur l’ensemble des pupitres des bois, la direction de Gaspard Brécourt fait passer dans la phalange phocéenne, à plus d’une occasion, un frisson partagé par une salle particulièrement enthousiaste aux saluts finals.
Hervé Casini
19 mars 2024
Direction : Gaspard Brécourt
Mise en scène : Louis Désiré
Décors et costumes: Diégo Méndez Casariego
Lumières : Patrick Méeus
Orchestre de l’Opéra de Marseille
Chœur de l’Opéra de Marseille, direction : Florent Mayet
La distribution
Don Quichotte : Nicolas Courjal
Sancho Panca : Marc Barrard
Rodriguez : Camille Tresmontant
Juan : Frédéric Cornille
Dulcinée : Héloïse Mas
Pedro : Laurence Janot
Garcias : Marie Kalinine
Premier serviteur : Gabriel Rixte
Second serviteur : Norbert Dol
Premier brigand : Jean-Michel Muscat
Deuxième brigand : Cédric Brignone
Le programme
Don Quichotte
Opéra en cinq actes donné pour la première fois à Monte-Carlo, le 24 février 1910.
Musique : Jules Massenet (1842-1912)
Livret : Henri Cain (1857-1937)