Alors que s’apprête à paraître chez Hortus son dernier enregistrement intitulé « Schönberg l’arrangeur arrangé », le chef d’orchestre et compositeur Amaury du Closel (1956-2024) vient de quitter ce monde. Animateur infatigable du Forum Voix étouffées, voué aux compositeurs victimes du 3ème Reich et des autres régimes totalitaires, il a déjà été honoré durant un concert au Goethe-Institut de Paris, donné le 17 octobre. Un autre concert-hommage se déroulera le 20 octobre en l’église protestante Saint-Pierre-le-vieux de Strasbourg, où Amaury du Closel et l’Orchestre Les Métamorphoses réalisaient une saison de quatre concerts depuis plusieurs années. Nous publions en avant-première le texte de l’allocution in memoriam que prononcera Philippe Olivier dans la capitale parlementaire européenne le 20 octobre.
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« Nous sommes réunis, grâce au chant et à la musique, pour nous souvenir d’Amaury du Closel, pour porter témoignage de tout ce qu’il nous aura apporté et nous apportera toujours. Ceci n’est pas un éloge funèbre, mais une série de réflexions. Amaury n’aurait pas aimé qu’on se livre à un éloge funèbre. Je le connaissais depuis quarante-cinq ans, soit depuis 1979. Je suis accablé par son départ. Sa disparition génère, chez moi, un immense chagrin permanent. Je pense notamment au dernier concert qu’il aura dirigé ici même, en mars dernier.
Depuis le décès d’Amaury, survenu au Puy-en-Velay le 7 octobre, son épouse Florence, leurs enfants et leurs collatéraux ont reçu plusieurs centaines de messages en provenance de toute l’Europe. La ville de Bonn, l’ancienne capitale allemande, a décidé de lui remettre son Prix international Beethoven à titre posthume. Le saxophoniste Yanir Ritter et le pianiste Firmin Martens ont demandé à lui rendre hommage au cours de cette manifestation. France Musique a également célébré un homme dont le courage peu commun était l’une des qualités. Nous aurons été les témoins, depuis deux décennies, du délabrement progressif de la santé d’Amaury. Mais il conservait, tandis que les épreuves se succédaient, un humour exceptionnel : « Si je suis toujours là, c’est la preuve de l’efficacité de la médecine. »
Amaury était un homme habile. Ayant à cœur d’étudier à la fois la musique et les sciences politiques, il suivit l’adage « Sciences po un jour, Sciences po toujours ! » Cette formation lui permit d’être attaché parlementaire et ensuite candidat aux élections législatives dans une circonscription des Yvelines. Mais la musique l’avait définitivement emporté sur le reste. Issu de la noblesse française – l’un de ses ancêtres participa à la Première Croisade en 1096 – Amaury en avait la distinction et la dignité. Il en va de même pour ses frères Ghislain et Jean-Baptiste, avec lesquels j’aurai passé des heures magnifiques à Paris, en Haute-Loire, à Bayreuth et ailleurs. Je me référerai également aux quatre enfants d’Amaury et de Florence, élevés dans un esprit de haute culture et d’empathie pour les êtres humains.
La famille du Closel aura toujours été exemplaire, en particulier en matière de modestie. Il ne se trouva jamais un de ses membres pour tirer un avantage de ce qu’elle fit durant les années terribles de la Seconde Guerre mondiale : cacher des êtres auxquels la haine du régime nazi avait promis l’arrestation, la déportation, l’extermination. Ces Justes parmi les Justes des Nations, ces Justes invisibles tinrent peut-être la main d’Amaury lorsqu’il vécut son chemin de Damas : la découverte des compositeurs victimes de la politique hitlérienne. Il les fit revivre. Il donna enfin la parole à des voix trop longtemps étouffées.
Savez vous le lien entre Amaury et Arnold Schönberg, l’une de ces voix ? Comme il était aussi compositeur, Amaury se forma dans cette discipline auprès de Max Deutsch, l’un des derniers élèves européens de Schönberg avant son départ en exil aux États-Unis en 1933. Max Deutsch était un personnage de roman. Je me souviendrai toujours d’une conversation entre lui et Amaury, dont je fus témoin au milieu des années 1970. Vêtu d’un complet prince de Galles, Deutsch avait un extraordinaire accent viennois. Il nous parlait d’Arnold Schönberg comme s’il venait de sortir de chez lui.
Nous avons considéré, eu égard à l’attachement d’Amaury pour le judaïsme et eu égard aux services qu’il aura rendus à sa cause symbolique, que le Kaddish, l’oraison des morts qu’il importe de prononcer selon sa tradition, avait sa pleine place au cours de l’hommage d’aujourd’hui. Nous l’écouterons dans la version qu’en a donnée Maurice Ravel. Elle se termine sur les mots suivants : « Que le ciel clément nous accorde la vie calme, la paix, le bonheur ! »
Depuis deux décennies, les concerts, les conférences, les colloques, les publications réalisés avec Amaury furent marqués par des étapes nombreuses à Prague, à Vienne, à Vilnius, à Jérusalem, à Bruxelles, comme au Musée national d’Auschwitz, où nous animâmes ensemble en 2008 un séminaire destiné au corps enseignant polonais. Dès lors, le programme que nous vous proposons est placé sous le signe de la joie, donc de la vie. Il comporte notamment des œuvres de Kurt Weill, de Hanns Eisler ou encore de Wilhelm Grosz, compositeur autrichien nettement moins connu que les deux premiers nommés. Grosz se vit contraint de fuir l’Europe à cause de la politique antisémite nazie.
Je conclus ce propos en citant des mots de Vilna Tango, un livre récent de l’écrivain français Thierry Clermont consacré à la capitale lituanienne : « Certains morts ne meurent jamais. Pour la bonne et simple raison qu’ils sont incapables de mourir. [Ils sont] impropres à la mort. » Tel est le cas d’Amaury du Closel. Une pareille réflexion a, d’ailleurs, été formulée au cours de ses obsèques s’étant déroulée mardi 15 octobre 2024 en l’église des Saints Paul et Louis, à Paris.
Amaury du Closel avait décidé que Thomas Tacquet serait son successeur à la tête du Forum Voix étouffées. Je lui souhaite bonne chance dans cette mission. Elle sera à la fois exaltante et difficile ».
Dr Philippe Olivier