Sous la baguette de la talentueuse cheffe finlandaise Eva Ollikainen, qui occupe également la fonction de directrice artistique de l’Orchestre Symphonique d’Islande depuis 2019, nous avons assisté à un programme d’une élégance rare, profondément imprégné de l’esprit français. Le concert a débuté de manière enchanteresse avec l’interprétation du célèbre Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy.
Les premières notes, douces et énigmatiques, ont plongé l'auditoire dans une rêverie profonde. Les harpes, évoquant la grâce d'un conte de fées, ont tissé un écrin sonore luxuriant. Puis, tel un poète de l'orchestre, la flûte s'est élevée, insufflant une mélodie qui semblait suspendue dans le temps. Les gestes amples et gracieux de la cheffe ont sculpté un poème musical, captivant les âmes dans un rêve à la fois envoûtant et doux, dans une vision douce, ronde, chaude, sans forcément garder le caractère grisant et vénéneux de l’œuvre.
Cette soirée exceptionnelle a également été marquée par la présence prestigieuse du flûtiste renommé Emmanuel Pahud, l’une des figures majeures de la scène contemporaine, première flûte au sein de l'Orchestre Philharmonique de Berlin. Il a offert un triptyque concertant d'une rare beauté. Le premier volet a été consacré à I Hear the Water Dreaming de Toru Takemitsu, une pièce composée en 1987. La flûte de Pahud s'est muée en une conteuse émérite, guidant l'auditoire à travers des paysages sonores d'une profondeur insondable. Les arabesques musicales, dans un langage évoquant tour à tour Webern et Messiaen, ont créé une expérience presque synesthésique. Les moments syncopés, suffocants, ont laissé place à une tension poétique, tel un flux musical continu. Les silences, aussi importants que les notes, ont insufflé une atmosphère de suspense et de contemplation.
L’ Odelette de Saint-Saëns, ensorcelante, aux influences turques envoûtantes, a captivé l'auditoire. La flûte magistrale d'Emmanuel Pahud nous a entraînés dans une pièce de haute voltige mêlant virtuosité et touche pastorale, rappelant par moments l'esthétique de Pierné. Un hautbois complice et un ensemble virtuose ont créé un tourbillon virevoltant, un moment musical d'une rare intensité.
Dans le registre des œuvres pour flûte, le Concertino pour flûte de Cécile Chaminade (surnommée malicieusement par Georges Bizet « ma petite Mozart ») a brillé comme une étoile solitaire. Commandée en 1902 par Théodore Dubois pour le concours de flûte du Conservatoire de Paris, cette composition est un hommage au virtuose de la flûte Paul Taffanel. Malgré sa structure en un seul mouvement, elle se décompose en plusieurs sections, chacune ayant son propre tempo. Elle repose sur deux thèmes remarquablement mélodiques. Le premier, solennel comme un hymne, fait son retour en fin de parcours après une cadence virtuose du soliste. Le second, plus capricieux, encadre une section centrale d'une virtuosité éblouissante. L'ouverture du Concertino est une véritable invitation à la mélodie, mettant en avant une partie soliste décorative. Son motif principal semble tout droit sorti de la Symphonie cévenole de Vincent d'Indy, évoquant une tonalité rêveuse, pastorale, chantante, d'un romantisme suranné tout à fait exquis. La section centrale, marquée Più animato agitato sur la partition, offre un tourbillon d'émotions, chaque note imprégnée de passion. Une phrase jouée au hautbois annonce un moment de pure virtuosité. La pièce se conclut en apothéose, avec une réapparition de la mélodie d'ouverture, suivie d'une coda haletante et des trilles impressionnants, où Pahud excelle avec une aisance remarquable. Sa maîtrise instrumentale est inouïe, et ses pianissimi, hérités de l'école d'Abbado à Berlin puis Lucerne, sont confondants de beauté.
La soirée atteint son apogée avec l'interprétation magistrale de la Première Symphonie de Johannes Brahms. Elle est clairement exécutée comme la "Dixième symphonie" de Beethoven, une appellation qu'elle reçoit parfois. Les timbales martiales et funèbres de l'incipit donnent le ton, celui d'une sorte de requiem à l'auteur de l'Hymne à la Joie. Eva Ollikainen, avec sa gestuelle toujours très ample et élégante, a dirigé ce premier mouvement avec conviction. Elle réussit à atténuer par moments les âpretés que l'on peut avoir en mémoire dans les interprétations de Walter, Haitink ou Karajan. Les cors se distinguent avec éclat. Le deuxième mouvement, empreint de nuances à la manière de Mozart, déploie une grâce automnale souvent associée à Brahms. Un premier violon magnifique, au vibrato fort émouvant, prend la tête de l'orchestre. Le troisième mouvement, joué avec plus de drame et de passion, évoque par moments Beethoven. La haute qualité des cuivres et la dynamique générale de l'orchestre marquent cette interprétation. La cheffe insuffle de l'ampleur et même de la solennité au dernier mouvement, dvorákien dans son timbre et beethovénien dans sa ligne mélodique, rappelant presque le finale de la Neuvième Symphonie. Dans des tempi retenus, l'orchestre se déploie et respire, sous la baguette souriante et gracieuse d’Eva Ollikainen, notamment dans la coda, majestueuse et triomphale.
Au sortir de ce concert d'une rare beauté, la magie s'est prolongée avec une surprenante aurore boréale qui a embrasé le ciel, au-dessus de l’Harpa, dans un spectacle silencieux, un véritable concerto pour orgues stellaires. C'est là une autre facette de la musique des sphères, pour ceux qui daignent prêter attention à ce phénomène aussi merveilleux que fascinant.
Philippe Rosset
14 septembre 2023