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Toulouse / théâtre du Capitole / Voyage d’automne (Mantovani)

Toulouse / théâtre du Capitole / Voyage d’automne (Mantovani)

mercredi 27 novembre 2024

© Mirco Magliocca

Le théâtre du Capitole vient de programmer en création mondiale Voyage d’automne, un opéra en 3 actes de Bruno Mantovani sur un livret de Dorian Astor. On ne peut que se réjouir que les maisons d’opéra fassent appel à des compositeurs et auteurs contemporains afin d’enrichir le répertoire. On peut voir là une des conditions de la survie de l’art lyrique dont le répertoire ne peut se réduire à l’éternelle reprise des mêmes titres. On notera que d’autres structures ont cette saison la même démarche. Pour ne prendre qu’un exemple la création dans une coproduction Bordeaux / Limoges / Opéra Comique des Sentinelles de Clara Olivares et Chloé Lechat 1.

À l’automne 1941, cinq écrivains français connus (Marcel Jouhandeau, Ramon Fernandez, Jacques Chardonne, Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach), qui s’empressent d’accepter, sont conviés par le régime du Troisième Reich à participer au congrès des écrivains à Weimar. La stratégie de l’État allemand est tout autant de propager les idées du national-socialisme que d’invoquer le projet brumeux de régénérer la littérature européenne. Le livret de l’opéra s’appuie sur Le Voyage d’automne de François Dufay. Les écrivains mis en scène restent connus aujourd’hui et même, nonobstant l’Histoire, encensés pour certains. Les arguments invoqués, même dans d’autres contextes, reposent sur la sempiternelle question de la séparation de l’écrivain et de son œuvre.

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© Mirco Magliocca

Une habile dramaturgie de Dorian Astor

Le livret de Dorian Astor (par ailleurs dramaturge au Capitole) met en scène des écrivains collaborationnistes ou germano-compatibles face à un pouvoir qui s’exerce sur eux en termes de prise en main plus que de contrainte. Les personnages invités sont tous censés adhérer à la même idéologie. C’est la dramaturgie qui permet d’installer les relations interpersonnelles et politiques. Les cinq écrivains ne prennent pas le même itinéraire de chemin de fer et les strates de l’autorité se mettent en place progressivement. L’opéra situe les scènes de la réception dans plusieurs lieux (Heidelberg, Munich, Weimar, Berlin, Paris) et dans plusieurs trains. Une certaine dispersion des personnages permet de les individualiser par-delà l’évocation du dénommé « train de la honte » qui, quelque part, les essentialise. Marcel Jouhandeau sera même présenté dans sa relation amoureuse attestée avec Gerhard Heller qui lui donne encore plus de relief et permet d’introduire une histoire sentimentale dans l’opéra. L’épilogue se referme sur la trace désenchantée qu’elle a laissée.

Les autres personnages ne sont pas moins typés, décrits entre haine de soi et vanité tragi-comique. D’un certain point de vue ils sont représentés en fonction de ce qu’il deviendront, installant le mécanisme de la prolepse. Tous n’auront pas la même note à payer à la fin de la guerre. Jouhandeau et Chardonne (sans doute perçus plus « écrivains » que thuriféraires) passeront à travers les mailles du filet. Pierre Drieu La Rochelle est peint à travers ses tendances suicidaires, conforme à ce que sera sa mort. Une fin similaire peut être évoquée pour Ramon Fernandez, même si l’alcool qui baigne par ailleurs l’opéra n’y est pas étranger. C’est par contre l’arrestation et la condamnation à mort qui attendront Brasillach.

Les personnages une fois « embarqués » apparaissent inconscients de ce qui se joue. Ils sont aveuglés par la promesse littéraire. Ils n’ont plus aucune prise sur rien si ce n’est sur quelques chimères méphistophéliques. C’est ainsi qu’ils enfouissent dans l’oubli l’épisode de la traque et fusillade des juifs. Les écrivains collaborationnistes signent un pacte faustien vide et sans rédemption. Dorian Astor évoque leur ambiguïté : « on trouvait là le tragique d’âmes torturées par une pulsion nihiliste et le comique d’égos boursouflés jusqu’au ridicule. »

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© Mirco Magliocca

Les autorités allemandes sont clairement identifiées, selon leur niveau de responsabilité. Gerhard Heller, directeur de la Propagandastaffel à Paris, et Hans Braumann, poète teuton, qui parfois s’effraient de ce que les français aillent trop loin dans leur soumission aux valeurs du Reich et leur aveuglement, n’exercent pas la même violence que celle incarnée par Wolfgang Göbst, seul personnage inventé, substitut de Goebbels que les auteurs ne se voyaient pas faire incarner à la scène.

L’ouvrage ouvre néanmoins sur un espoir. À la fin de chaque acte l’intervention de La Songeuse représente la voix de la poétesse russe Gertrud Kolmar assassinée en 1943 à Auschwitz ; son poème chanté se termine sur l’existence d’« une chandelle de cire / Pour veiller jusqu’au second monde. »

La partition de Bruno Mantovani

Avec Voyage d’automne Bruno Mantovani signe son troisième opéra. Il succède à L’autre côté créé à l’Opéra de Rhin en 2006 et à Akhmatova (Opéra Bastille, 2011). La résistance des artistes dans les deux ouvrages fait place dans Voyage d’automne à un retournement radical, les personnages devenant des créatures consentantes au prix d’une inconsciente abdication.

La partition s’organise autour d’une forme de spatialité comme le permet le poème symphonique d’où le compositeur dit être parti et qui donne aux interludes toute leur ampleur. Les voyages en train récurrents donnent à la musique son souffle rythmique, les cérémonies officielles auxquelles sont conviés les écrivains, sa solennité et son pathos (on y entend les chants identitaires de Baumann ou du peuple, un choral de Luther, une citation de Stefan George, créant un effet de réel en s’inscrivant dans l’époque). Le dialogue dramatique recourt au parlé-chanté et au sprechgesang de rigueur, aménagés dans les duos, trios ou quintette. La partition joue sur les contrastes à plusieurs niveaux : le chant a cappella aussi bien pour la conversation d’ouverture de l’opéra que pour la scène de stupéfaction lors de l’arrêt du train mettant les personnages face à l’horreur de la rafle. C’est dans une avancée progressive que se développe le poème chanté de la Songeuse dont l’intégralité à la fin du troisième acte prend l’allure d’un lied suspendu, aux articulations wagnériennes. La partition enveloppe le spectateur qui, d’abord surpris, y retrouve ses repères musicaux.

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© Mirco Magliocca

La mise en scène de Marie Lambert-Le Bihan

La mise en scène de Marie Lambert-Le Bihan est fondée sur une scénographie d’Emanuele Sinisi à la fois épurée, ne comportant aucun emblème du Reich, (vaste plan circulaire incliné surplombé par une large tubulure), mais riche de sens. Le plateau génère le Livre, le train (on s’y croirait) et le lit où se déroulera une scène scabreuse. L’écrit qui est à l’origine du voyage censé régénérer la culture européenne est à la fois exutoire et symbole du détournement et de la transgression. Que pensez d’ailleurs des livres objets qui circulent dans les mains du peuple au troisième acte ? L’abaissement de la tubulure à la fin de l’acte II semble fermer une porte et enfermer les personnages dans l’irréalité. L’acte III qui lui fait suite est une parfaite réussite. Le plateau vide est baigné par de superbes éclairages signés Yaron Abulafia. La scène de la fusillade si choquante n’est suggérée que par eux. La lumière accompagne le glissement sémantique brouillard et nuit / nuit et brouillard. L’acte est est centré sur le violent échange entre Drieu La Rochelle et Gobst, acmé de la pièce que prolongera un chœur populaire, avant la magnifique scène où La Songeuse une dernière fois apparaît, perchée sur des échasses. Le message d’espoir délivré à travers l’intégralité du poème de Gertrud Kolmar s’inscrit dans un anneau mystique. L’opéra se referme sur une scène atone Chardonne / Heller en 1949.

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© Mirco Magliocca

La distribution

La distribution très homogène est un point fort de la production.

Pierre-Yves Pruvot parfait dans le rôle dote Jouhandeau d’une élocution et un phrasé adaptés au personnage tourmenté, à l’idiosyncrasie des pulsions contradictoires de l’amoureux dévasté de Heller. Ce dernier est interprété par Stephan Genz dont la clarté et l’élégance du timbre avalise là aussi un être double.

Ramon Fernandez est joué caricatural par Emilio Gonzales Toro bien en voix. Vincent Le Texier, dont on ne compte plus les investissements dans toutes sortes de répertoires, est un Chardonne au style éloquent avec un soin apporté à la projection des mots.

Les autorités allemandes sont incarnées par Enguerrand de Hys dont le Braumann ne manque pas d’envergure notamment pour entonner les chants de Noël ou les hymnes bellicistes. Gobst est interprété par le contre-ténor William Shelton plus à l’aise, le soir de notre venue, dans son aria du troisième acte que dans le duo avec Drieu La Rochelle où la projection se relâche. Dans Drieu on retrouve Yann Beuron, longtemps distribué dans des rôles qu’il a marqués ; la voix mordante et l’engagement scénique donnent aux tentations suicidaires du personnage une sorte de préfiguration réelle. Dans Brasillach Jean-Christophe Lanièce révèle une belle texture de baryton sonore et ciselée, dans les moments trop peu nombreux où il intervient.

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© Mirco Magliocca

Enfin la voix cristalline, longue, très homogène sur la longueur du registre (avec de solides graves) de Gabrielle Philiponet permet de donner au poème chanté tout son impact poétique rempli d’émotion.

Le chœur du Capitole dirigé par Gabriel Bourgoin s’acquitte au mieux des interventions du peuple.

Pascal Rophé consubstantiel à l’œuvre de Bruno Mantovani dont il a dirigé plusieurs pièces est à son affaire tirant de l’orchestre la tension propre au drame, les anticipations tuilées, les fulgurances quasi-jazzy ; il a su faire aimer au public parfois rétif un discours opératique contemporain. Il reste à le faire découvrir au vaste auditoire des ondes : le spectacle sera retransmis sur France Musique le 18 décembre à 20 heures.

Didier Roumilhac
27 novembre 2024

1 Nous chroniquerons Les Sentinelles lors des représentations données en janvier à l’Opéra de Limoges.

Direction musicale : Pascal Rophé
Mise en scène : Marie Lambert-Le Bihan
Décors : Emanuele Sinisi
Costumes : Haria Ariemme
Lumières et vidéos : Yaron Abulafia

Distribution :

Marcel Jouhandeau : Pierre-Yves Pruvot
Gerhard Heller : Stefan Genz
Ramon Fernandez : Emilano Gonzales Toro
Jacques Chardonne : Vincent Le Texier
Pierre Drieu La Rochelle : Yann Beuron
Robert Brasillach : Jean-Christophe Lanièce
Wolfgang Göbst : William Shelton
Hans Braumann : Enguerrand de Hys
La Songeuse : Gabrielle Philiponet

Orchestre national du Capitole
Chœur de l’Opéra national du Capitole

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