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Théâtre des Champs Élysées / Orchestre National de France / Kazuki Yamada / Roussel-Orff

Théâtre des Champs Élysées / Orchestre National de France / Kazuki Yamada / Roussel-Orff

vendredi 26 janvier 2024

©DR

    Le Théâtre des Champs-Élysées, haut lieu de la musique classique parisienne qui vibra aux échos des scandales et des ovations des Ballets Russes, accueillit, le 26 janvier dernier, l’Orchestre National de France sous la direction de Kazuki Yamada pour une soirée promettant un voyage à travers le temps et les émotions. Au programme : la Suite n°2 de Bacchus et Ariane de Roussel et les épiques Carmina Burana de Carl Orff.

Bacchus et Ariane, un nectar moins enivrant que prévu

    Albert Roussel, bien que contemporain de figures de proue de l’impressionnisme musical, a tracé son propre sillage dans l’univers de la composition musicale. Sa décision, à 25 ans, d’abandonner une carrière prometteuse dans la marine pour suivre la voie de la composition, témoigne d’une quête de renouveau artistique et personnel. Roussel a cherché, tout au long de sa vie, à concilier la rigueur formelle héritée de ses prédécesseurs classiques et romantiques avec l’exploration de nouvelles voies harmoniques et rythmiques. Sa musique, bien qu’ancrée dans son temps, se distingue par une indépendance stylistique et une recherche d’originalité qui lui sont propres. Le ballet Bacchus et Ariane, créé à l’Opéra de Paris en 1931 avec une chorégraphie de Serge Lifar, représente l’un des sommets de l’œuvre de Roussel, une sorte de pendant de la Daphnis de Ravel, devenue entre temps beaucoup plus populaire.

    Cette composition nous entraîne dans la légende d’Ariane, abandonnée par Thésée et retrouvant l’amour auprès de Bacchus. La Suite n°2, de loin la plus jouée, même si elle reste assez rare en concert, est extraite de ce ballet et fut présentée au public en février 1934. Elle condense en une seule pièce orchestrale l’essence dramatique et émotionnelle du récit mythologique. Elle incarne la fusion entre le lyrisme romantique et une modernité orchestrale, marquant ainsi la singularité de Roussel dans le paysage musical de son époque.

    Pourtant, malgré la richesse de l’orchestration et les nuances proposées par l’Orchestre National de France, cette interprétation n’a pas totalement réussi à susciter l’ivresse et la démesure attendues d’une telle œuvre. Est-ce le hasard du lieu, ou une projection de ma part, je ne sais, mais le début de l’œuvre revêtait de véritables accents russes, à la Stravinsky, avec des sonorités tour à tour ouatées et colorées créées par la sensualité du violon solo de Luc Héry, d’une belle intelligence, et parfois saccadées, dans cette polyrythmie caractéristique du compositeur du Sacre. Parallèlement, on aura aussi noté une certaine langueur, pour ne pas dire une certaine lenteur, distillant parfois des moments teintés d’ennui. Peut-être était-ce la retenue dans l’exécution ou une recherche d’équilibre trop appuyée qui empêcha la musique de Roussel d’atteindre le paroxysme de l’exaltation et de la volupté. Si l’exécution technique fut sans reproche, reflétant la maîtrise et la précision de l’orchestre sous la baguette de Yamada, l’acoustique toujours un peu sèche du Théâtre des Champs-Élysées limita parfois l’expansion et la résonance de la palette sonore de Roussel. Cette particularité acoustique entrava parfois la capacité de l’œuvre à envelopper pleinement l’auditoire dans son univers mythologique et émotionnel. Les saccades rythmiques et les clarinettes goguenardes, non sans rappeler L’Apprenti sorcier de Dukas, n’atteignirent jamais le dédale dionysiaque promis par ce sortilège sonore, aux couleurs orientales que n’aurait pas reniées un Florent Schmitt. Yamada a du métier, c’est indéniable, et il faut le voir, se démener pour obtenir des effets, hélas pas toujours suivis par les musiciens. Flûtes et hautbois, fort heureusement, surent distiller de beaux moments poétiques, tout en arabesques sensuelles, entre rigueur classique et audaces (on songe à certains vers de Racine, « c’est Vénus tout entière à sa proie attachée » ou « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue », pour l’érotisme contenu par la forme classique, ce qui n’empêche jamais la braise de fulminer).

    On attendait surtout dans cette suite le finale, couronné par une bacchanale brillante, acmé de l’œuvre, où Bacchus couronne Ariane d’astres dérobés aux constellations. Cet Allegro brillante, en la bémol majeur, est destiné normalement à clore en apothéose de joie et de démesure, un sommet d’exaltation. L’orchestration, décrite comme éblouissante, vise à plonger l’auditeur au cœur d’une fête divine, où la grandeur de Bacchus et l’amour triomphant sont peints avec des couleurs orchestrales vives et une énergie débridée. On imagine sans peine ce que le premier créateur de l’œuvre, Pierre Monteux, avait pu proposer aux auditeurs de l’époque. Ici, pourtant, le potentiel enivrant de cette bacchanale finale sembla considérablement amoindri. Bien que l’exécution fût d’une précision et d’une clarté remarquables, l’éclat et la vitalité attendus, ces flammes musicales censées embraser l’auditoire, semblèrent quelque peu atténués, comme si l’énergie brute de la composition avait été contenue, en ne permettant pas à la scène de se dérouler avec toute l’intensité dramatique envisagée par Roussel. Les applaudissements relativement timides furent la confirmation de cette relative déception.

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©Orchestre Radio-France

Les Carmina Burana : une puissance vocale indéniable mais un souffle épique assoupi

    Mais le public, venu nombreux au Théâtre des Champs-Elysées ce soir, ne nous mentons pas, était là surtout pour le clou de la soirée, les Carmina Burana de Carl Orff. Allons un peu plus loin pour comprendre les risques de déconvenue inhérente à ce genre d’œuvres extrêmement populaires : qui connaît vraiment les Carmina Burana, en dehors du chant d’entrée « O Fortuna » ? Cette cantate, composée entre 1935 et 1936, s’inspire de 24 poèmes issus d’une collection du même nom, publiée initialement en 1884. Carmina Burana se traduit par « Chants de Beuern », faisant allusion au monastère bavarois de Benediktbeuern où le manuscrit original fut découvert. Le texte de l’œuvre est un mélange de latin, de moyen haut-allemand et d’ancien français, et aborde, souvent avec une pointe d’ironie, une diversité de thèmes profanes et intemporels tels que les caprices du destin, la fugacité de l’existence, l’exaltation du printemps, ainsi que les délices de l’ivresse, de la sensualité, du jeu et de la luxure. Les Carmina Burana se distinguent également par l’envergure de son interprétation, nécessitant une formation scénique imposante de quelque 120 choristes, enfants et adultes, pour porter sa puissance et son énergie sur scène. Mais, en dehors de deux moments très populaires, l’œuvre est rarement jouée. De fait, après ces trois premières glorieuses minutes, sifflotées par quelques spectateurs indélicats, l’œuvre peut déconcerter, parfois même ennuyer.

    La performance débuta sur un tempo vif, peut-être un peu trop pour l’acoustique sèche des lieux. Une approche plus alanguie aurait peut-être mieux servi les moments de grandeur et d’intimité que contient la partition. Kazuki Yamada offrit une interprétation souvent poétique aux accents russes : on songe bien souvent au caractère sauvage d’ Une Nuit sur le Mont Chauve de Moussorgski. D’autres influences nous vinrent parfois en tête : la douceur poétique des fresques pastel de Respighi, formant un contraste avec les évocations de la Rome décadente, cruauté, or et pourpre, qui rappellent, toutes proportions gardées l’ Héliogabale d’Antonin Artaud, c’est parfois rutilant, cuivré, avec des moments vaillants, facilités par l’engagement physique d’un chef, à l’aise dans les œuvres massives de cette envergure. Néanmoins, et cela tient, on le répète, aux déséquilibres de la partition et aux deux moments les plus attendus du public, l’interprétation ne permit que rarement d’atteindre au sublime et aux frissons transcendants. Pour saisir la variété des tons et des ambiances de cette œuvre, empreinte de second degré, il ne faudra pas hésiter à se tourner vers l’enregistrement de Jochum, qui n’a pas pris une ride.

    Le plateau vocal, du très bon à l’excellent, fut l’un des points forts de la soirée. Regula Mühlemann (soprano) brilla par sa clarté et sa précision, la belle tenue de ses suraigus, à la fin. Ludovic Tézier (baryton), avec sa présence scénique, sa diction et sa remarquable technique vocale, domina particulièrement le concert : il fallait l’entendre, dans ses aigus juxtaposés aux graves, dans les moments les plus délicieusement parodiques de la partition. Alors qu’il incarnait en parallèle Germont à Bastille, il sut trouver son espace, incarnant avec un flegme humoristique l’image d’un abbé éméché. Mention spéciale au passage de la taverne, qui a pu sembler dérider quelque peu des chœurs et des musiciens parfois un peu engoncés : le choix inhabituel de confier l’interprétation de l’air « Olim lacus colueram » (normalement, en falsetto par un ténor), à un contre-ténor, permit à Matthias Rexroth, la vraie star de la soirée, le seul à ne pas avoir la partition sous les yeux, de révéler un sens théâtral fort appréciable, aidé par un basson moqueur à souhait. Sa courte apparition, en cygne désespéré, condamné à rôtir, brilla par sa créativité et son engagement. Globalement, le Chœur de Radio France, quoique inégal, se distingua par la richesse de ses timbres et par sa précision. On aura été sensible au « In taberna quando sumus », hymne à la débauche, interprété avec couleur et éclat. On songea souvent au Prince Igor, notamment les célèbres « Danses polovtsiennes », cette couleur exotique russe, étonnamment, mais un peu univoque, qui sauva la soirée, et permit de passer un beau moment, jusqu’à la fin, où le chef, détendu, n’hésita pas à descendre de son pupitre pour diriger parmi les musiciens, avant que ne résonne de nouveau le chœur « O Fortuna », remportant un triomphe assez aisé.

Philippe Rosset

26 janvier 2024

Albert Roussel
Bacchus et Ariane, suite no 2

Carl Orff
Carmina Burana

Kazuki Yamada direction

Orchestre National de France

Regula Mühlemann, soprano
Mattias Rexroth, contre-ténor
Ludovic Tézier, baryton
Maîtrise de Radio-France
Marie-Noëlle Maerten, cheffe de chœur
Chœur
de Radio-France
M
artina Batič, cheffe de chœur

Diffusé sur France-Musique : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/au-bout-du-fil-carmina-burana-de-orff-avec-kazuki-yamada-l-onf-le-choeur-et-la-maitrise-de-radio-france-4799192




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