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TEATRO REGIO, TURIN FRANCESCA DA RIMINI, le TRISTAN ET ISOLDE italien !

TEATRO REGIO, TURIN FRANCESCA DA RIMINI, le TRISTAN ET ISOLDE italien !

dimanche 19 octobre 2025

MattiaGaido© Teatro regio Torino

En faisant le choix de programmer Francesca da Rimini, chef-d’œuvre de Riccardo Zandonai crée in loco le 19 février 1914, le Teatro Regio de Turin fait œuvre patrimoniale et remet en pleine lumière l’un des ouvrages les plus puissants du XXème siècle musical.

Une production qui joue la carte de la fidélité aux caractères psychologiques des personnages, à rebours de toute sophistication esthétisante dans sa scénographie

Pour pleinement goûter la nouvelle production que le Teatro Regio a confiée à Andrea Bernard (mise en scène) et son équipe (Alberto Beltrame pour les décors, Elena Beccaro pour les costumes et Marco Alba pour les lumières), il faut immédiatement s’extraire des visions scéniques préraphaëlites et Liberty de la fameuse production new yorkaise de Piero Faggioni et Ezio Frigerio1 tout comme des mises en scène singeant le décadentisme dannunzien (on pense en particulier à celle de Giancarlo del Monaco pour Paris, en 2011). Ici, à l’exception de quelques rares évocations de décor rappelant l’art nouveau italien (un luminaire au premier acte, des signes astrologiques projetés un instant sur le rideau des appartements de Francesca, à l’acte III), c’est dans les forts belles robes aux couleurs bucoliques et au nuancier faisant irrésistiblement songer à un XIXème siècle finissant qu’il faut aller chercher la Francesca fin-de-siècle, archaïsante et aristocratique.

De fait, et c’est heureux afin d’extraire la partition du seul contexte sociologique et artistique dans lequel elle a pris corps et d’en dégager les lignes de fuite qui la rapprochent de la nôtre, la nouvelle production à l’affiche du théâtre de la péninsule le plus associé à l’ouvrage, depuis sa création, replace l’action dans la seconde moitié du XIXème siècle, période de pleine mutation et de marche vers la modernité. Ici, l’impression de solidité et de sécurité d’une société sûre d’elle-même n’est qu’apparence et tous les ingrédients des crises à venir (politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, individuelles…) sont en marche. Ce monde qui commence à faire eau de toute part (on peut, par exemple, en juger par les tics et soubresauts dont est assailli Ostasio, frère dérangé de Francesca !) est encore dominé par des conventions oppressantes et une hypocrisie sociale ambiante qui font parfaitement apparaître que, derrière le vernis bourgeois, couvent les passions réprimées et les tragédies annoncées.

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MattiaGaido© Teatro regio Torino

C’est donc en la centrant sur la psychologie du personnage principal qu’Andrea Bernard nous présente sa conception de l’une des héroïnes tragiques les plus attachantes de la pensée occidentale.

Consciente dès le début de l’odieuse machination qui se trame autour d’elle mais voulant croire à tout prix dans son idéal de liberté – il faut ici préciser que le metteur en scène nous la montre, enfant, probablement abusée par son frère, Ostasio – Francesca résiste à un monde où la supériorité masculine lui refuse l’idée même de faire des choix. En cela, l’image finale du Ier acte est intéressante : dans le trio muet Francesca, Paolo et Gianciotto, ce dernier – qui apparaît ici à la toute fin de la scène – comprend immédiatement qu’il a déjà perdu la partie, que son épouse ne sera jamais sa prisonnière et qu’au-delà, elle sera prête à accepter la mort, non comme une défaite mais comme un moyen de gagner sa liberté… dans un monde meilleur.

Dans cette analyse approfondie de son personnage, la chambre de Francesca fonctionne ici comme la Chambre des dames médiévale : un nid sûr construit par la protagoniste pour se protéger des attaques du monde extérieur et de ses violences (celle du frère d’abord, du beau-frère Malatestino ensuite…), lui rappelant sans doute la chambre de l’enfance, propice aux jeux et à la tendresse de Samaritana, la sœur ici infirme (et qui l’est probablement devenue en mettant le feu à la demeure familiale pour protéger sa sœur des violences d’Ostasio ?).

Chambre espace protégé mais également espace fragile, dont les murs laisseront bientôt passer la brutalité de l’extérieur, avec son lot de violences (les cris du malheureux prisonnier que finira par décapiter Malatestino, au début de l’acte IV), de répressions et de logiques de pouvoir. Dans cet espace fonctionnant comme le miroir de la condition humaine de Francesca, prennent forme les images des quatre amies de l’héroïne (Biancofiore, Garsendra, Altichiara et Donella) présences que le metteur en scène ne semble faire exister qu’à travers le regard de Francesca – une autre belle idée dans cette mise en scène qui n’en manque pas – voix intimes qui l’accompagnent et qui soulignent parallèlement son isolement.

Le seul moment de lumière pour la protagoniste – avec sans doute celui que la partition orchestrale nous décrit, dans ses sonorités debussystes, pour évoquer la mer Adriatique – est bien évidemment celui de l’amour absolu porté à Paolo. Mais cet amour même ne libère pas totalement et devient vite motif de tourment puisqu’il naît comme un rêve et une espérance de salut et se fracasse contre les contraintes d’une société sans échappatoire. Apparaissant souvent dans ce jardin enchanté, magnifiquement scénographié, à mi-chemin de celui des Filles-Fleur de Parsifal et de celui des Finzi-Contini du roman de Bassani – Paolo, plus qu’un homme réel, est sans doute davantage envisagé par Andrea Bernard comme une autre vision de Francesca, la projection d’un avenir meilleur, l’écho d’un désir de vie qui, dans ce monde, ne peut être réalisé : à deux reprises, apparaîtra d’ailleurs, en fond de scène, la vision probable de Guenièvre et Lancelot, amants idéalisés de la Table Ronde, en costume médiévaux.

Cette échappatoire – dont l’inspiration peut se retrouver non seulement dans la poésie symboliste mais, plus tard, dans le cinéma surréaliste – rend la relation de Francesca et Paolo plus proche d’un public actuel et c’est à mettre au crédit de cette mise en scène d’une grande intelligence.

Autour de Francesca, tous les autres personnages demeurent prisonniers d’une société en déclin, marquée par les guerres, les mensonges et les pertes douloureuses, avec des blessures familiales qui n’en finissent plus de cicatriser : c’est dans ce contraste, particulièrement bien montré dans la mise en scène, que se noue la tragédie de D’Annunzio mise en musique par Zandonai.

Un opéra d’orchestre pour un florilège stylistique unique dans le panorama musical du début du XXème siècle

Annoncée comme l’un des évènements de la saison turinoise, cette Francesca ne déçoit pas nos attentes, d’autant plus exigeantes que la partition nous accompagne depuis le coup de cœur de la découverte de l’ouvrage, il y a bien des années déjà, dans les gravures inoubliables – par le DVD et le disque vinyle – de James Levine2 et d’Antonio Guarnieri3.

A la tête d’une phalange chauffée à blanc, le jeune et nouveau directeur musical Andrea Battistoni parvient dès le lever de rideau à plonger l’auditoire dans l’ambiance musicale unique de ce chef d’œuvre à la fois post romantique et pré-moderne, sachant parfaitement doser les trésors de nuances, de mélismes sophistiqués et d’archaïsmes médiévaux de la partition (Ah cette viola pomposa, dès les premières minutes de l’ouvrage !) avec les moments de violence musicale et d’exultation vocale qui continuent toujours à nous passionner par leur ardeur, le plus souvent canalisée et obéissant toujours à une nécessité dramatique (même à l’acte II et dans la scène d’introduction de l’acte IV, instants dannunzien par excellence !).

Fin connaisseur de l’environnement musical d’une partition créée en 1914, Andrea Battistoni met évidemment en évidence, au final du Ier acte, grâce à des pupitres de cuivres rutilants et bien sonnants, le thème de Paolo et son inspiration richard straussienne (la présentation à la rose au début du IIème acte de Der Rosenkavalier !) puis le diminuendo général qui correspond à une sorte de lever de rideau sur la scène finale du même acte, laissant la place au violoncelle solo poétique de Relja Lukic, puis au chœur en coulisse qui entonne une forme de balade : c’est de toute beauté.

De même, au-delà des sonorités debussystes voire ravéliennes de nombreux moments, c’est la mise en valeur des instants tristaniens de l’ouvrage (à la fin de l’acte II lorsque Gianciotto demande à son épouse de tendre à Paolo la coupe de vin de Chio dans laquelle Francesca et lui-même viennent de boire) que cette représentation nous aura permis d’entendre d’une oreille renouvelée. Comme le maestro le fait observer à juste titre dans le programme de salle4 : « La musique de Zandonai a le cœur en Italie mais laisse les oreilles voyager de l’autre côté des Alpes… ».

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MattiaGaido© Teatro regio Torino

Un plateau vocal qui, jusque dans ses plus petits rôles, comble toutes les attentes

A juste titre, le programme de salle rappelle qu’avec Francesca da Rimini, nous sommes face à un exemple type de Literaturoper (opéra littéraire) puisque le texte est quasiment celui de la pièce de Gabriele D’Annunzio, que Tito Ricordi s’est contenté d’adapter pour la scène lyrique.

Les attentes à l’égard des artistes sont, dans ce cadre, encore plus importantes du point de vue de l’art dramatique et force est de constater que la distribution réunie est ici d’une rare crédibilité. Des suivantes de Francesca (Albina Tonkikh, Martina Myskohlid, Sofia Koberidze, Valentina Mastrangelo), on retiendra nécessairement, avant tout, la Biancofiore mezzo-soprano de cette dernière, lumineuse dans sa chanson de l’acte III « Nova in calen di marzo » reprise par ses compagnes soprani. Plus sombre, la voix de l’esclave Smaragdi, particulièrement bien incarnée dans cette production, convient aux couleurs veloutées du mezzo de Silvia Beltrami, habituée par ailleurs de la Princesse de Bouillon et de Mrs Quickly.

Même dans leurs brèves apparitions, le Ser Toldo Berardengo du ténor Enzo Peroni, inquiétant prélat, complice du subterfuge réservé à Francesca et le ménestrel de la basse Janusz Nosek, déguisé ici en lapin rose et promis à un destin fatal par les sbires des Polenta, marquent les esprits, tout comme l’Ostasio au timbre particulièrement séduisant de Devid Cecconi, baryton à la carrière internationale déjà bien remplie !

Dans le rôle émouvant de Samaritana, sœur aimante pressentant des jours sombres pour Francesca, la soprano livournaise Valentina Boi tient du luxe et son lirico spinto ambré, mêlé à un jeu scénique particulièrement engagé, ajoutent à l’intensité d’un duo de l’acte I, avec sa sœur, à la fois poétique et tragique. On adore !

En Malatestino dall’occhio, l’un des rôles de ténor comprimario à l’italienne les plus intéressants de tout le répertoire – on est loin du messager dans Aïda ou même de Spoletta dans Tosca ! – Matteo Mezzaro fait montre d’une voix à la projection parfaite, atout indispensable pour atteindre les aigus dardant en pointes acérées du début de l’acte IV, l’un des moments à la charge érotico-sadique les plus hallucinants de l’opéra !

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MattiaGaido© Teatro regio Torino

Nous connaissions déjà le Gianciotto de George Gagnidze pour l’avoir entendu à Paris, en 2011 : Près de quinze ans après, la voix du baryton géorgien est toujours aussi solide, impressionnant l’auditoire dans une entrée fracassante (« Per Dio, gente poltrona ») qui n’a rien à envier à celle de Scarpia au premier acte de Tosca ! Loin d’être un chanteur vociférant, déviance a priori aisée dans ce type d’emploi, George Gagnidze répond parfaitement aux attentes d’une mise en scène soignant son personnage – en particulier dans les scènes mélodiques avec son épouse, « Mia cara donna » – avant de le laisser succomber aux penchants véristissimes du personnage, dans le duo avec Malatestino et au moment du meurtre de Francesca et de Paolo où la voix du baryton gravit sans coup férir les limites de son ambitus, atteignant des sols aigus et autres fa dièse : bluffant.

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MattiaGaido© Teatro regio Torino

Alternant avec Roberto Alagna, dont la prestation a, selon nos échos, beaucoup plu, dans un rôle marquant de son parcours – depuis la production parisienne de Giancarlo del Monaco – c’est Marcelo Puente que nous avons entendu en Paolo Malatesta. Voix foncièrement lyrique, le ténor argentin, que nous avions déjà chroniqué dans des Don Carlo (Marseille) et autres Pinkerton (Monte-Carlo), dispose du phrasé et du legato idoines pour les passages di grazia du grand duo tristanien du IIIème acte (« Inghirlandata di violette ») tout comme de l’expressivité nécessaire aux vagues de crescendi dont Zandonai truffe les duos avec Francesca, dans les deux derniers actes (en particulier dans les nobles phrases, réécrites par D’Annunzio pour l’opéra, « Nemica ebbi la luce/Amica ebbi la notte »). On retrouve cependant, au deuxième acte en particulier où le rôle met à l’épreuve du si naturel son interprète, le manque de projection solaire de ce ténor qui assume pourtant crânement son emploi.

Endossant un rôle-titre écrasant, tant du point de vue vocal que dramatique, la soprano ouzbek Barno Ismatullaeva est pour nous une révélation : dès ses premières notes, préparées par un chœur féminin au bel engagement, placé sous la direction inspirée de Ulisse Trabacchin – tout comme d’ailleurs celui, impressionnant de puissance, des arbalétriers au deuxième acte – on sait que cette chanteuse dispose du medium corsé privilégié par le compositeur au premier acte et culminant, dramatiquement, dans l’interrogation « Chi ho veduto ? ». Plus tard, la voix libérée nous gratifie d’un aigu naturellement beau, jamais détimbré jusqu’au contre-ut, donnant à entendre une chanteuse à la puissance vocale de beau calibre, en particulier dans les accents guerriers de l’acte II (« Paolo ! Paolo ! »). Mais c’est à partir des langueurs orchestrales de l’acte III , sur fond de brise marine adriatique, que la vocalité de cette belle artiste nous séduit totalement avec, à partir du duo avec Paolo « Benvenuto, signore mio cognato », un travail sur les couleurs, les clairs-obscurs et un chant sur le souffle de haute école bel cantiste ! Au dernier acte, on retrouve chez la chanteuse la maîtrise des écarts de tessiture, en particulier dans un bouleversant arioso face à Biancofiore puis dans son duo final avec Paolo où l’éventail dramatique permet à Barno Ismatullaeva de nous régaler, jusqu’au si naturel à l’unisson avec son amant tragique, d’une véhémence vocale mêlée à de beaux smorzandi.

Une interprétation qui fera sans nul doute date dans l’histoire du Teatro Regio5 et une représentation que l’on n’est pas prêt d’oublier.

Hervé Casini
19 octobre 2025

Direction : Andrea Battistoni
Mise en scène Andrea Bernard
Décors : Alberto Beltrame
Costumes : Elena Beccaro
Lumières : Marco Alba
Chorégraphies :Marta Negrini

Les artistes 

Francesca : Barno Ismatullaeva
Samaritana : Valentina Boi
Ostasio : Devid Cecconi
Giovanni lo sciancato : George Gagnidze
Paolo il Bello : Marcelo Puente
Malatestino dall’occhio : Matteo Mezzaro
Biancofiore : Valentina Mastrangelo
Garsendra : Albina Tonkikh
Altichiara : Martina Myskohlid
Donella : Sofia Koberidze
L’esclave Smaragdi : Silvia Beltrami
Ser Toldo Berardengo : Enzo Peroni
Le ménestrel Janusz Nosek
L’arbalétrier : Daniel Umbelino
Le guetteur : Eduardo Martinez

Chœur du Teatro Regio, direction : Ulisse Trabacchin
Orchestre du Teatro Regio,

Le programme 

Francesca da Rimini, tragédie lyrique en quatre actes créée au Teatro Regio, Turin, le 19 février 1914

Musique : Riccardo Zandonai (1883-1944)

Adaptation : Tito Ricordi (1865-1933) d’après la tragédie homonyme en vers (1901) de Gabriele d’Annunzio (1863-1938), le Commento alla Divina Commedia (1373) de Boccaccio et un épisode du Chant V de l’Enfer de La Divina Commedia (1320) de Dante Alighieri.

1 Francesca da Rimini, DVD Pioneer, 1984.

2 Francesca da Rimini, Renata Scotto, Placido Domingo, Cornell Mc Neil, dir. James Levine, Metropolitan Opera de New York, DVD Pioneer, 1984.

3 Francesca da Rimini, Maria Caniglia, Giacinto Prandelli, Carlo Tagliabue, Orchestre de la Rai de Rome, dir. Antonio Guarnieri, Cetra, 1950.

4 Je me permets de souligner l’exceptionnelle qualité de ce programme à la riche iconographie et aux articles de fond remarquables : c’est là aussi que l’on reconnait un grand évènement musical !

5 Précisons, là encore, que la soprano ouzbek chantait en alternance avec la soprano russo-ukrainienne Ekaterina Sannikova, dont on se souvient qu’elle fut grande triomphatrice des Masters de chant de Monaco, en 2022.

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