On attendait à la baguette le célèbre chef d'orchestre Daniel Barenboim. Mais l’on sait que la santé extêmement fragile de celui-ci, âgé de 80 ans, l’avait déjà contraint à annuler un récital de piano en Principauté en mars dernier. C'est la même raison qui l'a conduit à démissionner, en début d'année, de son poste de directeur musical de l’Opéra de Berlin qu'il occupait depuis 30 ans.
Par un concours de circonstances, le chef de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, Kazuki Yamada, a pu fort heureusement se libérer grâce à un revirement de dernière minute dans son emploi du temps et reprendre ainsi le flambeau. Par ailleurs Ildar Abdrazakov, qui devait tenir la partie de basse, était lui aussi souffrant de telle sorte qu’il a été remplacé par Erwin Schrott.
C’est donc la grande salle du Grimaldi Forum qui accueillait ce Requiem lequel exige naturellement une très grande formation pour l’orchestre ainsi que pour le chœur. Comme l’on s’en doute, le vaste ampithéâtre était comble (et le balcon ouvert) pour cet ouvrage qui a toujours les faveurs du public et des amateurs d’art lyrique souhaitant y entendre de grandes voix et aussi un opus où se sont illustrés tous les grands « maestri concertatore » comme Arturo Toscanini, Tullio Serafin, Victor de Sabata, Carlo Maria Giulini, Claudio Abbado, Leonard Bernstein, Herbert von Karajan…
En fond du vaste plateau du Grimaldi Forum, derrière l'orchestre et le choeur, avait été installée une immense structure composée de trois panneaux géants – un au fond et deux sur les côtés – formés d’une multitude de glaces permettant de recevoir des images vidéo en les transformant en format 3D. Une caractéristique originale et innovante pour pareil concert en ces lieux.
C’est ainsi que, tour à tour, on peut véritablement se croire à l'intérieur de la cour d'un cloître puis dans une chapelle pendant toute l’introduction suivie de nuages menaçants et d’éclairs au cours du « Dies irae », et d’une imposante cathédrale pendant les déchainements de l’orchestre sur le « Tuba mirum » avec l’appui de quatre trompettes supplémentaires (deux dans chaque loge de part et d’autre de la salle). Un toit de marbre et une énorme verrière avec lustres à l’envers viennent illustrer le « Liber scriptus » et le « Quid sum miser », trio entre soprano, mezzo et ténor. Pour le « Rex tremendæ » le quatuor de solistes est transporté dans un édifice religieux en partie détruit – et donc à claire voie – dont on connaît nombre d’exemples notamment celui des Carmes à Perpignan. Pour l’« Ingemisco » du ténor, ce sont des nuages ocres qui envahissent tout l’espace, tandis qu’apparaît un plafond blanc orné de vitrages lumineux. Sur le « Lacrymosa », devant un tombeau apparait une statue de vierge en pierre blanche et grise avec le visage ruisselant de larmes. Toutes ces images fascinantes sont évidement en adéquation avec la musique et en parfaite osmose avec chacune des séquences de ce Requiem, passant d’un numéro à l’autre par un système extrêmement maîtrisé de fondu enchaîné. Encore une église pour l’« Offertoire » et un énorme édifice religieux en contrebas pour le « Sanctus ». De la même manière, l’« Agnus Dei » accueille une cathédrale blanche avec colonnades en contre-plongée. On revient enfin à l’image du début avec les deux travées du cloître en angle où la lumière du soleil s’infiltre à travers les colonnades et ce pour le « Lux æterna », tandis que ce Requiem se termine dans une crypte profonde nimbée d’une lumière orange pour le sublime « Libera me » confié à la soprano.
Compte-tenu de l’ampleur de pareille œuvre, on ne peut l’écouter avec satisfaction qu’à condition de réunir un orchestre composé d'un nombre imposant d’instrumentistes. Il en va de même du chœur. On connait la qualité de ces deux phalanges à Monaco qui peuvent rivaliser avec les plus renommés des théâtres internationaux. En pouvant l'appréccier de facto dans les meilleures conditions, on se doit de saluer la performance de Kazuki Yamada chef permanent de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo qui, en peu de temps, a pu se substituer à Daniel Baremboin. Il a su d'abord, avec une maestria indiscutable, ménager tous les contrastes de ce Requiem qui vont des déchainements impétueux jusqu’aux plus imperceptibles murmures, orchestre et chœur se fondant en une parfaite fusion. Il a ensuite insufflé à cette messe une véritable ferveur religieuse, voire poétique, en évitant notamment l’écueil de la simple succession d’airs qui souvent la tire vers l'aspect "opératique " des oeuvres théâtrales de Verdi.
Mais s'agissant de Monaco où se produit tout le gotha de l'art lyrique international un quatuor de premier plan s’avèrait absolument incontournable.
On a retrouvé avec bonheur la soprano lettone Marina Rebeka qui avait fait grande impression à l'Opéra de Monte-Carlo avec sa magnifique Thaïs de Massenet aux côtés de Ludovic Tézier. Un rôle dans lequel elle s’est illustrée dans de prestigieux théâtres comme la Scala de Milan ou le Festival de Salzbourg. Elle était revenue en Principauté pour donner un concert (aux côtés de Karine Deshayes) avec des extraits de l’une de ses œuvres de prédilection à savoir Norma de Bellini qui la fit connaître au Metropolitan Opera de New York. Dans ce Requiem, on a pu à nouveau prendre conscience de la largeur de sa voix, de la qualité de son timbre et de l’art de ses piani.
Dans la partie de mezzo-soprano, la biélorusse Ekaterina Semenchuk, grande spécialiste du répertoire verdien (Aïda et Le Trouvère à la Scala de Milan, et Don Carlo à Salzbourg) fait valoir des notes graves, somptueuses et un ample registre aigu. Tout au plus – mais peut-être s’agit-il des caractéristiques de l’œuvre ? – entre les deux extrémités le médium apparait quelquefois un peu en retrait.
Le ténor américain Michael Spyres est connu pour être un grand spécialiste des rôles de baryténor du bel canto, de la période baroque, ainsi que du répertoire de Mozart et de Rossini (dans lesquels il s’est particulièrement illustré au Festival de Pesaro avec Ciro in Babilonia et Aureliano in Palmira). L’extension de sa voix lui permet d’aller des rôles de Mozart à ceux de Wagner y compris les rôles héroïques du grand opéra français comme Les Huguenots (à New-York) ou L'Africaine (à Francfort). Le Requiem de Verdi est pour lui une œuvre familière qu’il a interprété sous la direction de chefs réputés à Rome, Paris ou Berlin. Pour ceux qui, comme nous, ont pu entendre des interprètes à la « latinité » évidente comme Carlo Bergonzi (aux Arènes de Vérone), Luciano Pavarotti (avec les forces de la Scala à l'église San Marco de Milan) et plus récemment Francesco Meli (au Festival de Salzbourg sous la direction de Riccardo Muti) la typologie vocale d'un Michael Syres peut sembler surprenante. Mais pour autant, on ne peut nier sa parfaite musicalité, son style châtié et son art de la mezza voce, notamment dans l’ « Ingemisco » qui traduit l'expression religieuse la plus assumée de l’œuvre.
Quant à Erwin Schrott, nombre d’amateurs d’art lyrique se souviennent de son rôle fétiche, celui de Don Giovanni qu’il avait incarné avec un exceptionnel brio à l’Opéra de Monte-Carlo et qu’il a fait triompher sur toutes les grandes scènes et festivals du monde. On a retrouvé chez ce chanteur à la voix particulièrement bien conduite, l’art suprême de la diction et de l’interprétation (et comment oublier son Mefistofele à Monte-Carlo et à Orange ?).
De longues secondes de silence se sont écoulés après le dernier accord. Elles en disent long sur l'attention et la ferveur du public lequel a fort justement réservé au chef, à l'orchestre, au choeur (sous la direction de Stefano Visconti) et au quatuor de solistes des applaudissements vibrants et nourris.
Christian Jarniat
2 novembre 2023