Sophia Naït est une artiste aux multiples talents. Sa formation de danseuse et de chanteuse l’avait conduit, voici quelques mois, à être l’une des filles dans l’ensemble des Sharks de la sublime production de West Side Story de Barrie Kosky à l’Opéra du Rhin. Dans quelques semaines elle sera Junon dans Orphée aux enfers d’Offenbach à l’Opéra de Nice. Mais elle avait depuis longtemps à cœur de rendre hommage à l’une de grandes légendes du music-hall français ce qui l’a incité à écrire, réaliser, mettre en scène et interpréter une « biographie musicale » : Sous la peau de Joséphine.
Elle narre l’histoire héroïque de Joséphine Baker.
Une poursuite sur le visage de la star en médaillon comme une image furtive qui s’éteint pour réapparaître immédiatement pour la suite du spectacle. Côté cour un kiosque (confectionné par Sophia Naït elle-même) avec des journaux d’époque. Sur le porte-manteau sont suspendus les costumes de scène.
Un immédiat clin d’œil sur ce qui fut et demeure son succès immortel : « J’ai deux amours » avec l’apparition de la meneuse de revues parée d’ immenses plumes blanches et aigrette rouge.
Flash-back : souffrances d’enfance. Elle est employée chez une patronne blanche qui la contraint à des travaux pénibles, la traitant d’ « espèce de singe incapable » en lui trempant, pour la punir, les mains dans de l’eau bouillante. Le feu qui brûlait sous sa peau lui donne très tôt le courage de fuir la ségrégation de Saint Louis. Mariage furtif à 13 ans et époux qu’elle quitte tout aussi rapidement
A 15 ans, deuxième mariage avec Willie Baker. A New-York elle se lance à corps perdu dans la danse. Énergie incroyable pour le célèbre « Original Charleston » de Pierre Johnson. Dans sa loge une femme blanche l’attend. Premier dialogue avec une étrangère productrice à Paris. Elle quitte New-York pour la capitale française avec le célèbre refrain de Mistinguett « Ça, c’est Paris ! »
Au début Joséphine Baker a peur, elle est trop prude mais devient rapidement sexy et drôle en revêtant la fameuse ceinture de bananes. Accédant au statut de vedette elle recueille un gros succès public dans son rôle de « clown séductrice ». Elle représente le renouveau artistique dont l’Europe a besoin. On la surnomme « La Vénus noire » mais elle chante « Si j’étais blanche ». Les hommes la désirent tandis qu’elle ne voudrait qu’entendre parler d’amour. Mais, à l’instar de la chanson que lui écrit George Van Parys : « C’est lui » (« Pour moi y’a qu’un homme dans Paris »), elle va rencontrer celui qui sera tout à la fois son confident, son mentor, son imprésario, son amant : Giuseppe Abbatino qu’elle surnomme affectueusement Pepito.
Elle lance des chansons à la mode (« La tonkinoise ») et on lui propose une tournée en Europe. On affiche complet partout. Elle incarne pour certains la décadence des mœurs de Vienne à Budapest et chante « Mon homme » devant Mistinguett.
Pepito lui organise un show à Broadway. Elle n’avait plus remis depuis 11 ans les pieds aux États-Unis. En y débarquant elle constate que les noirs sont réduits à de basses besognes. Elle qui connaît la gloire en Europe cherche en vain un logement qu’on lui refuse avec véhémence et doit écumer 63 hôtels avant d’en trouver un pour dormir ressentant ainsi amèrement le poids du racisme. Lorsqu’elle se produit elle ne reçoit que des quolibets et, furieuse à l’encontre de Pepito, décide de se séparer de lui à cause de l’erreur dans laquelle il l’a entraînée. Malheureusement il meurt. Elle s’effondre de désespoir. Elle retourne à Paris et renoue avec le succès mais son cœur est en deuil (« I’m a Little Blackbird »).
Elle rencontre Colette qui lui écrit une chanson puis s’engage dans l’armée.
La voici revêtue en soldat. C’est la période de guerre (« Le chant des partisans »). Assise au bord de la scène elle chante “J’ai deux amours” avec un minimalisme parfait. Elle achète une propriété pour y loger ses 12 enfants adoptés. Elle étend sur un fil 12 chaussettes de couleurs différentes. (« Dans mon village »)
Elle rêve d’une victoire sur la liberté et le racisme. Pourtant lors d’un voyage aux États-Unis, mariée avec Jean Bouillon, elle rencontre le même problème qu’auparavant, les Américains n’admettant pas le mariage mixte. Ce n’est que devant la victoire à la fin de la guerre qu’elle a la satisfaction d’être acclamée par les soldats américains. Elle est ce jour-là, la porte-parole de la liberté confortée par le « retour de situation » avec l’avènement (ici projeté en film) de Martin Luther King le 28 août 1963
Le 9 avril 1975 elle fait son dernier show à Bobino « Me revoilà Paris » avant de subir une attaque cérébrale qui va l’emporter.
Récit à la fois prenant, dense, drôle et dramatique car Sofia Naït a le sens d’une écriture percutante et claire qui va a l’essentiel. Elle nous offre une Joséphine Baker troublante de ressemblance, débordante de bonté, de crédulité, d’amour, de courage, de ténacité, de talent. Un voyage passionnant à travers ses chansons, ses danses, ses doutes, ses émotions ses joies, pour raconter les moments marquants de sa vie d’artiste, mais surtout de femme, de militante et de mère. Plus qu’un portrait, c’est un véritable hommage à la première star noire mondiale par ailleurs héroïne de la résistante. L’interprétation de Sofia Naït fait preuve d’un charisme évident, d’une belle diction, d’un engagement et d’une exubérance de tous les instants. Le chant est soigné. La danse trépidante, athlétique, souple et sensuelle. Et les applaudissements longs et nourris au final viennent légitimement récompenser une prestation de grande qualité. Elle est admirablement accompagnée par le remarquable pianiste Jean Patrick Merlino et parfaitement supervisée par Elisabeth Piron et efficacement mise en lumières (et en son) par Pierre Ballay.
Christian Jarniat
Le 9 Octobre 2022