De prime abord, le contenu de ce concert semble improbable, tant esthétiquement qu’historiquement parlant. L’univers du robuste Schumann orchestral des années de Dresde paraît à cent lieues du Mozart le plus protocolaire, choisi dans l’apogée de la période salzbourgeoise. En outre, confier la direction à Jan Willem de Vriend, jusqu’ici distingué dans les répertoires baroques et du premier classicisme, peut légitimement intriguer concernant une partie princeps vouée à des pages relevant d’un franc romantisme flamboyant. Toutefois, ce genre de confrontation atypique n’est-il pas de nature même à piquer la curiosité, en faisant fi des a priori ?
Noblesse naturelle, telle que nous l’apprécions, soit la seule authentique
Trop rarement affiché, le Konzertstück pour 4 cors & orchestre Opus 86 de Robert Schumann s’inscrit dans la catégorie des pièces parmi les plus redoutables du répertoire concertant. L’on devrait même dire scabreuses. Propice à d’effarants dérapages incontrôlés (constatés sur le terrain), elle demeure la bête noire des programmateurs comme des exécutants aguerris. D’ailleurs, nous conservons le pénible souvenir d’une exécution – à tous les sens de ce terme ! – ici même, au tout début des années 1980, qui vira à la catastrophe.
À l’opposé, quelle source d’émerveillement lorsque l’on entend aujourd’hui cet implacable Lebhaft [Vif] initial, aussi éblouissant que dans les rares éditions discographiques probantes [dont Klaus Tennstedt avec les forces berlinoises, EMI 1978, un modèle]. Les quatre cornistes, choisis parmi les plus performants de l’O.N.L accomplissent de stupéfiantes prouesses. Sans une aune de fanfaronnade, Manon Souchard, Guillaume Tétu, Gabriel Dambricourt et Grégory Sarrazin savent s’écouter, s’observer avec une évidente bienveillance mutuelle. Dans l’esprit d’un opéra de troupe, ils forment une véritable équipe, où nul ne tire narcissiquement la couverture à lui.
Quelle éclatante franchise ! Quel aplomb, dénué pourtant d’ostentation, qui leur autorise un sans-faute dans ce parcours semé d’embûches. Discret mais efficace, le chef leur offre un écrin de velours au point que, dans la centrale Romanze [Romance], tous font preuve d’une noblesse naturelle, telle que nous l’apprécions, soit la seule authentique. Fruit d’une maîtrise hors pair alliée à une concentration digne de leurs plus illustres devanciers, nos instrumentistes atteignent une décontraction nouvelle dans le Sehr Lebhaft [Très vif] conclusif mais sans, pour autant, lâcher la bride. Jusqu’à la resplendissante péroraison, leurs échanges, à la fois ludiques et aiguisés, incitent à penser que, lorsque l’on obtient de telles conditions d’accomplissement, le cor, parmi tous les instruments de l’orchestre, est celui qui peut atteindre une distinction éminemment aristocratique.
Seul regret : une grande partie de l’auditoire, semblant sous-estimer le degré de difficulté vaincue, ne récompense pas nos valeureux exécutants d’applaudissements suffisamment nourris pour susciter un rappel supplémentaire d’hommage pourtant amplement mérité. Tant il est bon, parfois, de relever également… les déficiences du public… !
Critiquable aussi, le fait que, pour équilibrer un tant soit peu la durée des deux parties du concert, soit jouée la Marche en Ré Majeur KV 249 de Mozart avant l’entracte. Rappelons que, réputée organiquement reliée à la grande partition qui suit, elle en précédait l’exécution, lors de l’entrée des invités à la réception, avant sa reprise à l’identique, à la toute fin d’icelle.
Unir le charme à l’espièglerie autant qu’à la faconde
Foncièrement représentative des musiques rituelles laïques de l’époque, à l’instar des cassations, divertimentos et autres notturnos, les sérénades instrumentales constituent la catégorie la plus raffinée de ces partitions mondaines en territoires germaniques à l’époque des Lumières. Davantage usitées dans la sphère danubienne que rhénane, elles offrirent à maints grands maîtres un terrain de manœuvres privilégié, sinon obligé. Mozart s’y attela majoritairement dans les années s’écoulant entre son dernier voyage italien et son ultime – autant qu’infructueux – séjour à Paris, soit la période 1773 – 1777).
Tout comme la Symphonie N°35 en Ré Majeur KV.385, destinée au même haut personnage mais six ans plus tard, la Sérénade N°7 en Ré Majeur KV.250/248B “Haffner” proposée ce soir fut une commande du Bourgmestre de Salzbourg, Sigmund Haffner. Si la première citée reste familière aux mélomanes, les exécutions de la seconde à Lyon doivent se compter sur les doigts d’une main. Rappelons brièvement que, trop heureux de servir – temporairement – un commanditaire extérieur à la chapelle archiépiscopale, Mozart surpasse ici le splendide précédent atteint dans la Sérénade N°4 en Ré Majeur KV.203/189B “Colloredo”. Jouant le jeu à fond, il livre le sommet de son art dans le secteur particulier de ces œuvres si contraignantes. La meilleure preuve : jamais il n’y sera aussi généreux en durée, atteignant l’heure quand toutes les barres de reprises sont respectées.
Conscient du fait qu’il tient là un sujet en or, Jan Willem de Vriend va-t-il choisir une confortable routine ou décider de nous étonner ? Dès l’Allegro maestoso introductif, l’on pressent la seconde option. Implication autant que résolution sont au rendez-vous. Involontairement, l’on songe même à Nikolaus Harnoncourt, tant, de toute évidence, le chef néerlandais s’inscrit dans sa filiation. Ce nonobstant, les maniérismes du défunt et regretté maestro autrichien demeurent à la marge de cette direction nerveuse mais sans brutalités, qui sait aussi se souvenir des visions traditionnelles les plus dynamiques (Sir Colin Davis), les plus philologiques (Sir Neville Marriner) ou les mieux historiquement informées (Sir Charles Mackerras). Cet aspect des choses se trouve corroboré dans les trois mouvements (Andante, Menuetto-Trio-Menuetto et Rondeau-Allegro) dédiés au petit concerto intercalaire, servit à la fois avec application, dignité et humour distancié par Jennifer Gilbert (violon solo supersoliste maison, dont la notice de salle a la discourtoisie d’omettre la cruciale participation ; car la tâche à accomplir ici n’a rien d’un solo épisodique).
Après cet intermède, lE Menuetto secondo affiche une belle prestance, avec une opportune mise en exergue des cordes graves. N’étaient les douteuses approximations des pupitres de cors, le chef confère un joli galbe au sixième mouvement Andante, avant un complet épanouissement dans le Menuetto terzo consécutif. Cette séquence célèbre entre toutes bénéficie d’une section Trio ciselée, concrétisant bien la madeleine de Proust attendue, tant elle évoque la vision anthologique de Sándor Végh avec la Camerata Academica du Mozarteum [notre recommandation en CD, parue sous label CAPRICCIO en 1991]. Le huitième et bipartite ultime mouvement, Adagio–Allegro assai, va dans le même sens, unissant le charme à l’espièglerie autant qu’à la faconde.
Parvenus au terme de cet itinéraire, nous éprouvons la troublante impression de “quitter Salzbourg” avec regret, tant la direction (NB : sans baguette et généreuse question reprises) éclairée du chef batave nous a fait voyager, dans le temps comme dans l’espace.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
21 Janvier 2023