On emploie souvent le terme de «Cornélienne » pour décrire une situation inextricable. Mais Corneille n’en détient pas l’exclusivité. Chez Racine, ce n’est pas mal non plus !… Plusieurs commentateurs, auteurs ou critiques ont en effet résumé en une formule lapidaire l’intrigue d’Andromaque (1667): « Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector qui est mort. » Et il convient de noter que la phrase est à sens unique car chacun des protagonistes aime sans être payé de retour.
Les spectateurs en cercle auxquels on distribue de petites tartines de pain et des boissons sont conviés à une étrange cérémonie initiatique (« Bienvenue en Epire ! ») (1). On fait un bref rappel de la guerre de Troie (sur fond de guitare) : Paris enlève Hélène à Ménélas ce qui provoque le conflit entre Troyens et Grecs au cours duquel Achille tue Hector mari d’Andromaque. Cette dernière est retenue prisonnière par Pyrrhus (fils d’Achille et roi d’Epire) qui lui voue un amour fou dédaignant Hermione (fille d’Hélène) qu’il devait épouser. Mais Andromaque repousse les sentiments de Pyrrhus au risque de mettre en péril la vie de son enfant.
« L’amour est fêlure, désastre, sacrifice…» la chanson « Amour chien fou » d’Arthur H. cerne en liminaire les affres de la tragédie et fixe les règles d’une représentation où vont alterner la musique des vers entrelacée à celle de chansons contemporaines, manière singulière – mais en la circonstance non dépourvue d’efficacité – d’opérer la synthèse entre « classique » et « moderne » où pathétisme et cruauté des sentiments exacerbés viennent aujourd’hui comme hier bouleverser les esprits et les cœurs.
Sans Andromaque…pari audacieux ! Elle est pourtant présente en spectatrice (évidement muette) sur une chaise longue. Pyrrhus chante « Message personnel », (« Mais si tu crois un jour que tu m’aimes, viens me retrouver » (Berger-Hardy). Mais Oreste ambassadeur des Grecs n’est pas aimé d’Hermione et attend la mort (« Tel est mon partage funeste / le cœur est pour Pyrrhus, les vœux sont pour Oreste »). De son côté Pyrrhus échouant dans sa supplique à Andromaque doit se résoudre à épouser Hermione tandis qu’Oreste s’empare rageusement de la robe de mariée et simule une étreinte charnelle. Pour sauver son fils de la mort Andromaque finit par céder aux instances de Pyrrhus. On décore de fleurs le portique pour le mariage. (« Ce soir je ne dors pas » (Hermione) (encore Michel Berger). « A mourir pour mourir…je ne veux pas attendre » (Barbara). Hermione demande à Oreste de la venger. Corps à corps, torses nus entre Oreste et Pyrrhus. Cérémonie sur un autel immaculé avec ciboire et purification par l’eau puis meurtre. Le sang macule les corps. Hermione reproche à Oreste d’avoir tranché la vie de Pyrrhus et se tue tandis qu’Oreste en proie à la folie expire (« Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie… Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder ») (« Accidents d’amour…passions qui tournent court ») (toujours Michel Berger)
La Compagnie La Berlue va à l’essentiel du drame désencombrant la pièce originelle des références historico-politiques dans une mise en scène opportunément minimaliste et efficace signée Frédéric Fialon (avec la collaboration de Pierre Blain). Elle est servie par des acteurs convaincants : Christelle Casiglia (Hermione), Pierre Blain (Oreste), Olivier Rolland (Pyrrhus) et Frédéric Fialon (Pylade) qui dans une scénographie épurée viennent rappeler que désir, passion, haine, jalousie, fureur, violence, folie et mort sont de tous les temps.
(1) Région montagneuse de la péninsule des Balkans qui s’étend en Albanie et en Grèce
Christian Jarniat
10 novembre 2022
