Rusalka
Le sort de Rusalka en France ne semble s’être joué qu’avec les représentations de Marseille en 1982. L’ouvrage sera ensuite redonné à Lyon en 2001 et à l’Opéra de Paris en 2002. Ces dernières années Rusalka semble vraiment avoir trouvé son public et l’intérêt des programmateurs. En 2019 c’est une reprise à Paris dans la mise en scène d’origine de Robert Carsen. La même année, une production voit le jour à l’Opéra du Rhin dans une mise en scène de Nicola Raab ; le spectacle sera donné à Limoges, ville avec laquelle il est produit, pendant la période du Covid en 2021. En 1922 le Capitole de Toulouse propose Rusalka dans une mise en scène de Stafano Poda. Une nouvelle coproduction à l’initiative de l’Arsud (Marseille, Nice, Avignon, Toulon) avec une mise en scène de Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil permet d’afficher l’ouvrage de Dvorák pour la première fois à l’Opéra de Bordeaux.
Problématique des transpositions
Rusalka sur un livret de Jaroslav Kvapil tiré lointainement de La Motte-Fouquet et Andersen (créé en 1901 à Prague) est le type même de l’œuvre lyrique qui ne résiste pas au premier degré. Le climat légendaire et surnaturel de l’intrigue semble autoriser les relectures à tout-va. C’est à une d’elles que se sont livrés les metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil > Le Lab dont on connaît l’appétence pour le numérique mis au service d’une entreprise consistant à « tester le présent » (programme de salle). Le déplacement spatio-temporel pose une nouvelle fois la question du « dépaysement » d’un ouvrage. Il s’agit souvent dans l’esprit des metteurs en scène de mieux faire comprendre ce que dit l’ouvrage, de prendre en compte le sens, y compris celui dont les auteurs ne se sont pas toujours eux-mêmes avisés. Quand cette piste est abandonnée pour des propositions plus déconcertantes le mieux n’est pas de se demander si le metteur en scène raconte une autre histoire. Il est préférable de prendre le point de vue du public, le seul juge en la matière, qui peut aimer un nouveau récit. On se rappelle en 2010 La Flûte enchantée de Laura Scozzi favorablement accueillie à l’Opéra de Bordeaux qui entraînait le public aux sports d’hiver ! Il peut aussi trouver dans la mise en scène proposée des résonances avec le monde dans lequel il vit et réaliser que l’univers de l’opéra exprime les problèmes d’aujourd’hui. En tout cas la transposition ne doit pas être l’occasion de taxer le public d’inculture parce qu’une mise en scène gommerait les questions d’une époque historiquement décalée ou passerait par pertes et profits une question philosophique (par exemple dans Rusalka la nature des ondines et le problème de l’âme). Le livret de Rusalka se déroule sans rien occulter (le spectateur peut le lire en surtitres) alors que la mise en scène raconte sa propre histoire… Raison de commencer par le livret originel.
Près d’un lac alors que l’ondin Vodník se dérobe à trois nymphes il se retrouve face à sa fille Rusalka qui lui demande, parce qu’elle s’est éprise d’un prince, de revêtir une apparence humaine. Bien que contrarié par cette demande, il l’adresse à la magicienne Ježibaba qui seule peut opérer la métamorphose d’une ondine en femme. La sorcière accepte mais Rusalka devra se marier et accepter de perdre la parole. Le prince est intrigué mais comprend qu’il est aimé en voyant Rusalka se jeter dans ses bras. Alors que l’ondin et les nymphes déplorent la perte de l’ondine, le prince surmontant ses doutes conduit Rusalka au château.
Le garde forestier et le marmiton évoquent le désordre qui règne au palais où Rusalka doit épouser le prince. Alors que ce dernier est toujours épris de sa fiancée, une princesse étrangère vient revendiquer sa place comme hôte à considérer. Le prince tombe amoureux de la nouvelle venue et éloigne Rusalka. L’ondin regrette ce qui arrive à sa fille et ses alarmes alternent avec le ballet des convives venus pour le mariage. L’ondine s’ouvre à son père de la désespérance totale dans laquelle elle a sombré. Le prince déclare sa flamme à la princesse mais alors qu’il est troublé par le retour de Rusalka, l’étrangère rompt brutalement avec lui.
Afin de revenir à son état initial Rusalka doit comme le lui intime la sorcière « effacer la malédiction des éléments avec du sang humain ». Ježibaba lui demande de poignarder son amoureux, ce que l’ondine refuse. Le marmiton met en cause Rusalka dans la mélancolie du prince ; pour l’ondin c’est l’inconstance de ce dernier qu’il faut au contraire accuser. L’ondin n’a d’ailleurs plus le cœur à batifoler avec les Nymphes. Dans leur ultime rencontre Rusalka reproche au prince de l’avoir trompée. L’absolu de l’amour ne peut plus passer que par un baiser qu’elle lui donne et qui provoque sa mort. Rusalka plonge dans le lac sans espoir de rédemption.
Une mise en scène éclairante
La mise en scène de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil apporte d’importantes transformations à cet argument. Le dépaysement spatio-temporel substitue au lac intemporel le fond une piscine vidée de son eau, des gradins et en vidéo les locaux afférents au bassin, des fûts d’arbres tranchant dans le décor. Les nymphes deviennent des adolescentes sportives, Ježibaba la sorcière une femme de charge dédiée à l’entretien, Vodnik, l’esprit des eaux, un coach baba-cool. Rusalka sera une jeune nageuse éprise du Prince, alias le directeur de l’établissement. Paradoxalement le spectateur sans s’offusquer du décalage suit à la fois le livret d’origine et l’histoire racontée. Dans cette dernière Rusalka est une jeune fille dépressive, effarée par ce qu’elle doit vivre pour répondre à toutes les injonctions de la féminité normée rappelées dans les nombreuses vidéos très concrètes sur la professionnalisation des sports nautiques et la tyrannie de l’apparence. L’accès aux podiums devient une réelle épreuve. La doxa de ce monde : rester une fille et ne pas devenir une femme. De nombreuses projections en fond de décor font un peu kaléidoscope, mais en rideaux de scène notamment celles des étangs marécageux du Médoc soulignent l’ambiguïté de l’eau, une eau quelque part mortifère (Bachelard n’est pas cité sans raison dans le programme de salle). L’eau dans le livret représente les éléments auxquels en devenant un être humain Rusalka veut justement échapper ; dans la mise en scène c’est l’eau des bassins qui impose de souffrir. Cette souffrance est symbolisée par sa relation avec le Prince aussi bien dans le livret que dans le spectacle. Dans les deux discours le Prince s’éprend d’une princesse étrangère qu’il délaisse face à la panique de sa fiancée. Dans la proposition scénique le Prince agit sans jamais recueillir le consentement de Rusalka dans sa rencontre brusquée avec la jeune nageuse d’abord, puis dans le viol perpétré sur scène. Le dramatisme se concentre dans les finals et notamment le dénouement conforme au livret. Le prince menacé par un harpon par la nageuse retournera l’arme contre lui, matérialisant sous cette forme violente le baiser libérateur proposé par la jeune fille. Parlera-t-on pour elle de double peine ? Quoi qu’il en soit le spectacle donne à voir quelques très belles scènes ; la préparation de la potion et surtout à la fin l’image du Prince les yeux bandés, ciblés, tenant dans sa bouche un poisson, scène à la Salvador Dali faisant flotter sur le final une forme de surréalisme (dont d’autres moments ne sont pas dépourvus), le réel étant par nature congédié dans le conte.
Un plateau vocal exceptionnel
Le jour de notre venue le dimanche à la dernière représentation, le plateau nous a semblé en état de grâce.
Ani Yorentz est une époustouflante Rusalka dans le jeu mais aussi dans la voix aux harmoniques riches, au métal sans faille, à l’expressivité puissante. On a aimé le Prince du ténor croate Tomislav Mužek donnant aux nombreux ariosi la fermeté et l’éloquence qu’ils demandent ; l’aigu difficile final que le compositeur demandait de ne pas crier est lumineux ; l’interprète qui a chanté Erik à Bayreuth et qui est familier de Fidelio pourrait être un Lohengrin de choix.
La princesse étrangère d’Irina Stopina a été très applaudie ; outre les qualités intrinsèques à sa voix, elle semble investir dans l’expression et le jeu un riche itinéraire qui a su faire côtoyer bien des disciplines du théâtre. La mezzo Cornelia Oncioiu sans jamais gonfler la voix fait passer la flamme et les accents de la sorcière du livret, tout en se faisant plus intimiste dans son nouveau contexte ; le timbre est plein et riche. Wojtek Smilek dans l’esprit des eaux ramené à un personnage prosaïque développe un beau legato joint à une intense projection.
Le couple des serviteurs n’est pas moins convaincant : Clémence Poussin dans le garçon de cuisine anime avec beaucoup de musicalité et liant la conversation en musique ; le garde forestier de Fabrice Alibert montre un timbre clair et ductile. Les trois nymphes Mathilde Lemaire, Julie Goussot, et Valentine Lemercier sont des interprètes de luxe. Si les serviteurs illustrent le côté opéra-comique de l’ouvrage (le compositeur se voulait complet pour conforter un genre musical national), les trois nymphes peuvent théâtralement parlant faire penser à L’Or du Rhin.
Le chœur national de l’Opéra de Bordeaux dirigé par Salvatore Caputo est parfait, l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine dans ses grands jours. Le chef vénézuélien Domingo Hindoyan prend la mesure de la dimension symphonique chère à Dvorák mais aussi d’un plateau où les interprètes font rayonner le théâtre et le vocal.
Le public a longuement applaudi la production.
Didier Roumilhac
12 novembre 2023