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Romeo Castellucci revisite Don Giovanni au Festival de Salzbourg

Romeo Castellucci revisite Don Giovanni au Festival de Salzbourg

mardi 6 août 2024

© SF/Monika Rittershaus

Cet été, le Festival de Salzbourg a remis le Don Giovanni de 2021 à l’affiche en demandant à Romeo Castellucci de revisiter sa mise en scène. La nouvelle production a repris en grande partie l’équipe précédente avec le flamboyant Teodor Currentzis à la direction musicale et Cindy Van Acker pour les chorégraphies.

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© SF/Monika Rittershaus

L’opéra commence en l’absence du divin Mozart. Pendant les 10 premières minutes du spectacle, qui va durer plus de quatre heures avec un seul court entracte, l’attention se porte sur le décor de l’immense scène de la Maison du Festival. Nous nous trouvons dans une église renaissante ou classique, le mouvement des arcades qui réinvente l’architecture ecclésiastique à l’antique rappelle Palladio. Des déménageurs casqués en combinaison blanche démontent le mobilier et la décoration de l’église. En lieu et place de l’ouverture attendue, nos oreilles résonnent du bruit des chariots élévateurs qui viennent emporter de grandes statues de saints, des porteurs décrochent deux grands tableaux des autels latéraux, un tabernacle et des chandeliers dorés sont bientôt emmenés. Enfin il faut six hommes pour décrocher un grand crucifix représentant un Christus dolens au corps tordu déhanché, arqué dans un spasme de douleur, subissant son poids terrestre, un Christ qui rappelle les crucifixions de Cimabue et l’iconographie du 13ème siècle. L’église a été désacralisée. Il n’y reste plus que l’empreinte qu’a laissée le corps du Christ sur le mur qui s’est imprégné de la forme peinte sur le crucifix, on pense au voile de Sainte Véronique ou au Saint Suaire. Une chèvre traverse la scène, mais il est légitime d’y voir un bouc satanique qui prend possession de la grande halle que Dieu vient de quitter à jamais.

À jamais ? Pas forcément, car les voûtes de l’église désaffectée s’emplissent de la tonalité de ré mineur et des accords dramatiques qui introduisent le thème de la Loi et qui préfigurent la voix du Père, celle du Commandeur que l’on perçoit dès l’ouverture prémonitoire. Romeo Castellucci présente Don Giovanni comme un être diabolique dans le sens étymologique du terme : il est celui qui divise, il est une force qui bouscule l’ordre établi, qui sépare les couples, qui apporte la destruction, qui déclenche le chaos, un être impulsif, qui ne réfléchit pas ; il est aussi un être en fuite, qui échappe constamment aux autres et qui se fuit sans doute lui-même. Dans une de ses fuites on le voit traîner un squelette accroché comme un boulet à l’une de ses chevilles. Pour Castellucci, l’Agapè que personnifiait le Christ a quitté l’église et laisse place à l’Eros qu’incarne Don Giovanni. Mais Eros ne vient jamais seul, il arrive toujours accompagné de Thanatos. Don Giovanni est incapable de satisfaire son désir, il n’aime pas les femmes, il tente de les posséder ; il n’aime pas les hommes, il les utilise pour arriver à ses faits ou les tue. Ainsi de la manière dont il use et abuse de Leporello, un double de lui-même dont il se sert comme d’un bouclier. À la fin de l’opéra, incapable de s’aimer lui-même, il refuse la contrition du repentir et affronte la statue de pierre, ce qui en fait équivaut à un suicide.

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© SF/Monika Rittershaus

Cette construction conceptuelle laisse entrevoir quelques clés de lecture de la mise en scène. La destruction et le chaos sont traités de manière symbolique. Des objets tombent des cintres et se fracassent sur scène. La voiture qui, dans la mise en scène de 2021, venait s’éclater sur la scène est désormais suspendue à un filin, mais un piano, puis deux tombent des cintres et volent en éclats. Il n’en reste que des débris, dont Don Giovanni, puis le même et son serviteur parviennent encore à tirer quelques accords. Des ballons rouges de basketball tombent sur le sol pour se voir bientôt crever. Une montagne de pommes rouges accompagne la préparation des noces de Zerlina et Masetto. Les pommes illustrent le monde rural mais aussi la séduction féminine, la tentation. Le thème du double et de la duplication est traité de manière sophistiquée au moment du grand air du catalogue de Leporello, “Madamina, il catalogo è questo” : Leporello pousse une imprimante photocopieuse imprimante au centre de la scène et en dévoile les composants. De ses tiroirs il extrait des chevelures de femme. Des cintres descend un photocopieur (mettons-le au masculin puisque l’un et l’autre terme se disent) en position inverse. Les deux plaques lumineuses vont finir par se rencontrer. C’est à ma connaissance la première copulation publique d’un photocopieur et d’une photocopieuse. Ces photocopieurs sont à la fois le symbole du double, de ce miroir que se tendent Leporello et Don Giovanni l’un à l’autre, et celui de la reproduction sans fin des conquêtes féminines de Don Giovanni.

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© SF/Monika Rittershaus

Le thème de la moralité est incarné par Don Ottavio que la mise en scène ridiculise en le faisant constamment changer de costume : c’est un clown blanc au costume cubiste, accompagné d’un petit caniche puis d’un grand caniche à la coupe lion d’un grotesque achevé, c’est un prince tout de blanc vêtu affublé d’une longue traîne bordée de fanfreluches mousseuses et accompagné d’une demi licorne blanche, comme il se doit pour un défenseur de la virginité offensée, c’est un roi couronné, que plus tard on verra en androgyne à quatre bras dans une longue robe blanche porteuse de deux bras nus de mannequins. Ottavio est aussi représenté dans la sculpture d’une grande oreille gigantesque portant l’inscription Octavio. Il est l’oreille qui recueille les plaintes, mais encombré de ses costumes, il ne peut être un héros agissant. La mise en scène accumule les symboles, dont l’énumération est impossible, – elle prendrait la forme d’un catalogue, – et a recours à de multiples objets d’illustration qui vont tous finir rassemblés en un monceau d’ordures.

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© SF/Monika Rittershaus

Le décor de l’église se voit recouvrir de grands voiles blancs. La seconde partie est moins fracassante. On rentre dans un univers de couleurs pastels, des couleurs chair, des roses et blancs qui créent un environnement à la David Hamilton, que renforce un voile transparent d’avant-scène. Romeo Castellucci a invité une bonne centaine de femmes de Salzbourg à venir jouer les figurantes, dont la troupe mouvante est joliment chorégraphiée par Cindy Van Acker. De fréquents changements de costumes plus ou moins dénudés figurent leur soumission amoureuse en chair comme en esprit à l’infernal séducteur. Les femmes ne sont jamais innocentes dans l’univers de Don Giovanni tel que le représente Castellucci. Elles sont l’objet du désir mais aussi des objets désirants. On voit les seins de Donna Anna poindre dans l’échancrure de ses vêtements de grand deuil. Donna Elvira que Don Giovanni a traitée comme une prostituée dont il arrache la chevelure pour la stigmatiser, – un traitement à mettre en lien avec les chevelures trouvées dans la photocopieuse -, finit par se traîner à ses pieds pour qu’il la reprenne, puis à le supplier de se repentir lors de la scène finale. Quant à Zerlina, c’est une fieffée coquine prête à abandonner son Masetto pour se livrer aux plaisirs d’un seigneur venu exiger son droit de cuissage. Castellucci accompagne la scène de séduction par sa reproduction dans un spectacle de marionnettes en demi taille humaine qui miment la copulation. Une figurante traverse la scène en costume d’Ève. Des femmes aux seins nus s’élèvent à mi corps du plancher de scène en pointant leurs seins nus. Zerlina tout à son affaire ne semble pas voir que le carrosse descendu du ciel, décoré de grandes plumes d’autruche noires, est d’une noirceur funéraire. Plus avant, le plasticien qu’est Castellucci traite avec humour la scène de la réconciliation, après que Masetto a subi par erreur la rossée réservée à Don Giovanni ou à Leporello : Masetto semble enterré, on ne voit que sa tête. Ses membres écartelés sont figurés par des bras et des jambes disposés comme ceux de la trinarchie sicilienne, Ce sont ces membres de mannequins démantelés qu’embrasse Zerlina avec une effusion consolatrice.

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© SF/Monika Rittershaus


Le décor s’enténèbre complètement pour la scène du cimetière. La fin tragique du séducteur fuyard est rendue plus tragique par l’amplification de la voix off du Commandeur. On retrouve au final l’église du début de l’opéra. Le traitement de la damnation de Don Giovanni est particulièrement réussi : l’homme qui a osé défier la statue de pierre est lui-même pétrifié pour l’éternité selon le modèle des corps pétrifiés des victimes surprises par les pluies de cendres du Vésuve lors de la grande éruption de 79. Thanatos a vaincu, conformément à ce qu’annonçaient les accords de l’ouverture.

Au spectateur, s’il le désire, de trouver son chemin dans la forêt de symboles mise en scène par Romeo Castellucci. Il y en a tant qu’ils s’encombrent et finissent sur un tas de détritus. Il nous donne un bel exemple de théâtre conceptuel. Le problème est que cette approche qui mêle des éléments symbolistes, surréalistes ou post-psychanalytiques à pas mal de grotesque rend davantage compte de l’univers mental de leur créateur que de l’opéra de Mozart. Cette forêt de symboles ne nous observent pas avec des regards familiers, mais nous oblige à en décoder le rébus. La mise en scène ménage de plus des silences, des temps morts d’arrêt sur image qui interrompent le flux musical. Elle recherche souvent à créer l’effet théâtral et ménage des surprises. Ainsi pour le grand air du champagne “Finch’han dal vino”. la fosse d’orchestre s’élève tout entière et Don Giovanni semble entouré par le chef en lutin malicieux grand ordonnateur du spectacle et les violons qui le portent et le soutiennent dans les manigances lubriques de son imagination : faire boire, organiser la fête pour mieux séduire et ajouter une dizaine de femmes au catalogue.

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© SF/Monika Rittershaus

On comprendra que cette approche conceptuelle et les effets théâtraux ont fait crier au génie les amateurs de trouvailles esthétiques et les décodeurs de rébus théâtraux mais laissent interloqués les spectateurs qui attendaient les agréables délices émotionnelles d’un voyage musical que la mise en scène viendrait soutenir. Aux premiers on concédera que Romeo Castellucci parvient à créer des tableaux symboliques de grande beauté et chargés de symboles que l’on peut prendre plaisir à décoder.

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© SF/Monika Rittershaus

Ainsi de la scène surréaliste au cours de laquelle Don Ottavio, travesti en clown blanc et accompagné d’un de ses caniches, est placé à côté de Donna Anna, en grand deuil, devant un immense tableau de Petrus Christus représentant une noble jeune fille dont les yeux en amande ne sont pas dans un alignement parfait. Elle est encore nubile, mais le regard de côté et la moue des lèvres resserrées de la bouche silencieuse lui donne un petit air sournois. Tout n’est donc pas noir ou blanc comme pourrait le laisser supposer les costumes aux couleurs tranchées des deux fiancés. L’expression de la jeune fille est peut-être une projection de la personnalité de Donna Anna, qui n’est sans doute pas la victime qu’elle se donne pour être. Et ce n’est là qu’un exemple parmi cent autres qui nous indique que la mise en scène a été minutieusement construite. Romeo Castellucci s’est confronté à l’ambiguïté et à la complexité ainsi qu’au déséquilibre intérieur dont Mozart avait imprégné le protagoniste de son opéra. Il en a dressé un portrait fascinant dans son ambivalence de vitalité et d'(auto)destruction.

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©Alexandra Muravyeva

Le chef gréco-russe Currentzis, fondateur et directeur artistique de l’orchestre et du chœur Utopia et directeur artistique de l’orchestre et du chœur musicAeterna, est un chef fréquemment invité par les organisateurs du Festival de Salzbourg. Sa direction d’orchestre est d’une intensité visuelle fascinante. Les cheveux noirs lustrés, rabattus vers l’arrière, il est tout entier à son ouvrage. On le dirait possédé par la musique de Mozart. Il travaille sans baguette, dirige de ses mains souples, voltigeantes et dansantes, de ses doigts aux mouvements élégants, rapides et gracieux qui impriment le tempo, désignent les instruments et les chanteurs. On le voit chanter tout l’opéra qu’il pratique de mémoire avec une expressivité extrême. Et ce n’est pas pour faire du show, même s’il doit apprécier d’en faire, comme c’est le cas au moment de l’air du champagne. Teodor Currentzis est un feu follet tourbillonnant. Mais ce bel enthousiasme, cette vivacité et l’incontestable virtuosité du maestro n’empêchent pas l’impression que le dramma giocoso se traîne en longueur. L’introduction muette qui précède l’opéra et les trop nombreuses coupures de son de la mise en scène interrompent la continuité musicale et même les splendides improvisations de récitatifs au pianoforte de l’éblouissante Maria Shabashova y contribuent. 

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© SF/Monika Rittershaus

Trois chanteurs, Davide Luciano dans le rôle-titre, Nadezhda Pavlova en Donna Anna et Federica Lombardi en Donna Elvira, reprennent le rôle qu’ils avaient interprété sur cette même scène en 2021. Le baryton italien Davide Luciano en Don Giovanni et, juste un ton plus bas, le baryton-basse américain Kyle Ketelsen sont traités par la mise en scène comme des doubles qui se font miroir. Ces deux chanteurs ont par le passé interprété l’un et l’autre rôles comme c’est souvent le cas. Leurs costumes sont eux aussi interchangeables. Tous deux chantent leurs parties avec une belle justesse de ton, une excellente projection, mais l’émotion n’est pas au rendez-vous. Deux bons interprètes qui n’atteignent pas au charisme nécessaire pour faire chavirer l’âme des spectateurs. La basse russe Dmitry Ulianov, très acclamé cette saison à Munich en Boris Godounov, donne un excellent Commandeur, encore amplifié par la sonorisation de la scène finale. Le baryton suisse Ruben Drole chante son Masetto avec conviction et rend bien compte de la consternation impuissante de ce paysan dont la virilité subit un bien fâcheux affront. Le ténor Julien Prégardien n’a pas tenu toutes les promesses qu’on en attendait en Don Ottavio. Il est vrai que ses métamorphoses costumières ne l’avantagent guère. Ses belles ornementations se couplent ici et là avec un manque de sûreté vocale. Mais les délices les plus touchantes viennent des trois sopranos. La soprano lyrique Nadzhda Pavlova chante une Donna Anna adamantine avec une palette de couleurs des plus séduisantes et une composition de personnage à l’érotisme douloureux d’une grande sensibilité. Excitante et fascinante, elle récolte une énorme ovation. Federica Lombardi en Donna Elvira a un jeu de scène très réussi dans ses assauts répétés du vil séducteur et a fait des progrès sensibles par rapport à sa prestation de 2021. Dotée d’une puissance vocale remarquable, elle module l’expression des sentiments et de la passion dévastatrice de l’amoureuse prête à sauver le plus infâme des infâmes. Enfin Anna El-Kashem fait des débuts salzbourgeois très réussis en prêtant sa voix mélodieuse et joliment ornementée et les clartés de son timbre à la jeune Zerlina.

Luc-Henri ROGER

Distribution du 6 août 2024


Direction musicale : Teodor Currentzis
Mise en scène, décors, costumes et lumières : Romeo Castellucci
Chorégraphie : Cindy Van Acker
Dramaturgie : Piersandra Di Matteo

Don Giovanni : Davide Luciano
Il Commendatore : Dmitry Ulyanov
Donna Anna : Nadezhda Pavlova
Don Ottavio : Julian Prégardien
Donna Elvira : Federica Lombardi
Leporello : Kyle Ketelsen
Masetto : Ruben Drole
Zerlina  : Anna El-Khashem

Chœur Utopia
Hommes du Bachchor Salzburg
Préparation du chœur Vitaly Polonsky
Orchestre Utopia
Pianoforte continuo Maria Shabashova
Violoncelle continuo Alexander Prozorov
Guitare continuo Yavor Genov Luth,

Crédit photographique © SF/Monika Rittershaus et Alexandra Muravyeva (photo du maestro Currentzis)

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