Voix singulière du paysage lyrique français, Fabrice di Falco déjoue les cadres et les attentes. Contre-ténor à la carrière internationale, il défend depuis huit ans une vision engagée et inclusive de l’art lyrique à travers le Concours Voix des Outre-mer. À la croisée des traditions et des créations, entre baroque, jazz et musiques créoles, il trace un chemin aussi libre qu’audacieux.
Nous avons rencontré cet artiste habité par le souffle du partage.
Fabrice di Falco, vous êtes reconnu comme contre-ténor, mais aussi comme découvreur de talents et porteur d’initiatives inédites dans le monde lyrique. Qu’est-ce qui vous a poussé à créer, il y a huit ans, le Concours Voix des Outre-mer ? Était-ce un manque que vous aviez constaté, ou un rêve que vous portiez depuis longtemps ?
J’ai décidé de créer le concours Voix des Outre-mer avec l’association Les Contrecourants, présidé par Julien Leleu, qui était à cette époque mon contrebassiste du Di Falco Quartet, autant amoureux que moi par la musique classique et l’opéra.
En observant la scène lyrique, le contraste sautait aux yeux : les Afro-Américains ou Sud-Africains y occupaient une place bien plus visible que les artistes Français d’Outre-mer. Nous avons donc voulu répondre à ce manque : offrir un tremplin dans chaque territoire ultramarin, mais aussi dans l’Hexagone, où vivent nombre de jeunes issus des Outre-mer.
Former ceux qui n’ont pas accès aux conservatoires, perfectionner les autres, proposer des masterclasses gratuites avec des stars de l’opéra, les professionnaliser pour qu’ils puissent vivre de leur passion, monter sur scène.
L’idée était de créer une véritable famille Voix des Outre-mer, unie non pas autour de musiques traditionnelles, mais de l’opéra italien, ce langage commun.
Aujourd’hui, le concours rayonne bien au-delà des territoires ultramarins. Comment s’organise-t-il concrètement ? En quoi a-t-il évolué depuis la première édition ?
Ce concours des Outre-mer, dont nous vivons aujourd’hui la huitième édition, a beaucoup évolué. Au départ, il concernait seulement la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, et l’Île-de-France pour les ultramarins vivant dans l’Hexagone. On n’imaginait pas que, si vite, des voix de l’océan Indien et du Pacifique nous rejoindraient.
Tout a commencé avec la Réunion, grâce au conservatoire régional dirigé par Thierry Boyer, qui a souhaité devenir partenaire dès la première année. On a ouvert les masterclasses aux élèves du conservatoire, mais aussi à tous les curieux du territoire.
Puis Mayotte nous a tendu la main : pas d’école de chant, mais une culture du chant bien vivante. C’est là qu’on a découvert Shaima Hassani, voix de colorature inattendue, qui chantait auparavant du chant traditionnel, le debbaa (un mélange de danse, de musique et de chant traditionnels pratiqué sur l’île de Mayotte où il est réservé exclusivement aux femmes).
À leur tour, les chanteurs de Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna ont voulu se faire entendre. Il a fallu inventer de nouvelles formes de détection à distance : des vidéos envoyées au comité de sélection de l’association Les Contrecourants, avec l’expertise de Richard Martet, ancien rédacteur en chef d’Opéra Magazine.
Aujourd’hui, même Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Haïti, Saint-Pierre-et-Miquelon – où l’on trouve des passionnés sans professeur de chant participent à cette aventure. Le concours s’est étendu, mais l’élan reste le même : aller à la rencontre de voix, partout.
Vous avez reçu la “Sainte Trinité” des distinctions républicaines : Chevalier des Arts et des Lettres, de l’Ordre national du Mérite et de la Légion d’Honneur. Peu d’artistes en France peuvent en dire autant : on pense à William Christie, Michel Legrand ou Renaud Capuçon. Comment avez-vous vécu cette reconnaissance ?
Mes parents m’ont toujours dit : « Si tu veux être artiste, fais-le avec des diplômes, de la rigueur, du perfectionnement. » Ils tenaient à ce que ce métier devienne un vrai métier, valorisé par des diplômes.
Alors, j’ai passé les conservatoires de Boulogne-Billancourt et du CNSM de Paris, avec Liliane Mazeron, Rachel Yakar, Gérard Laine. Je suis allé au bout de mes capacités, pas à pas.
Quand François Hollande m’a nommé chevalier de la Légion d’honneur, c’est à eux que j’ai pensé. Ce n’était pas ma voix qu’on saluait, mais le travail.
Puis Emmanuel Macron m’a fait officier de l’Ordre national du Mérite. Cette fois, pour mon rôle d’ambassadeur des Outre-mer, pour cette transmission que je défends. Ne pas garder les lauriers, les partager.
Enfin, quand Roselyne Bachelot a proposé ma nomination aux Arts et Lettres, remise par Rachida Dati, j’ai vu dans ce geste la reconnaissance de mes pairs. Ce jeune Martiniquais, parti à 18 ans sans cours de chant, sans conservatoire, déraciné, avait fait son chemin.
Il n’y avait pas de mentor. Juste des rencontres. Celle de Barbara Hendricks, en 1992, qui a dit à mes parents que ma voix de sopraniste valait qu’on s’y attarde. Celle de Francis Bardot, des Chœurs de l’Opéra de Paris. Celle de Liliane Mazeron, fondatrice de l’artiste que je suis, et Rachel Yakar, qui m’a porté encore plus loin.
Ces distinctions, je les offre à mes parents, Francillette et Giovanni, à ma grand-mère Emma. Grâce à eux, j’ai pu me construire dans le respect des traditions. Et surtout, je veux que les jeunes voix des Outre-Mer sachent que ce métier existe, qu’il se mérite, qu’il élève.
Votre voix si singulière, entre souffle baroque et identité caribéenne, a toujours déjoué les étiquettes. À 50 ans, comment évolue-t-elle ? Qu’est-ce qui change dans la manière de chanter… ou de se taire ?
Ma première musique, c’est Kassav, le carnaval, le bailey, le tibwa, le gwo ka de Guadeloupe. Ce sont les rythmes qui m’ont bercé. Et puis l’opéra, découvert à la télé dans Musiques au cœur, avec ces chanteurs qui incarnaient des rôles comme au carnaval, où l’on se travestit, où l’on joue.
Le théâtre m’a d’abord attiré, le chant, c’était l’accomplissement. J’ai débuté comme sopraniste, avec des œuvres écrites pour moi par des compositeurs contemporains comme Michael Levinas, Régis Campo, Gerhard Winkler… Un répertoire qui me permettait d’explorer toute l’étendue de ma voix, des graves aux suraigus.
Puis le baroque s’est imposé, avec Haendel : Sextus, Ptolémée, César. Ma voix a grandi, comme un vin. Elle a perdu des aigus, gagné des graves, s’est transformée. Aujourd’hui, je chante baryton-basse. Trois voix, trois vies : sopraniste, contre-ténor, puis cette nouvelle tessiture.
À 50 ans, ma voix garde une certaine jeunesse. Dans Akhnaten de Philip Glass, à l’Opéra de Nice, puis bientôt à la Philharmonie de Paris, j’espère continuer à le prouver.
Mais je reste ce jeune homme avec une voix de soprano dans le cœur. J’ai eu la chance de chanter Obéron au Teatro Colón, de voir des rôles écrits pour moi. Et ce milieu, parfois frileux, m’a laissé créer.
Des disques avec Sony, le “Di Falco Quartet” – né avec Jean Rondeau -, des Sauvages de Rameau revisités, des spectacles mêlant Farinelli et Michael Jackson, des chants martiniquais réinventés en lyrique, des airs classiques chantés en créole.
Ce métier m’a fait confiance. Mon ADN, c’est l’éclectisme, le métissage. Quand on suit ce qui nous fait vibrer, on finit par être entendu.
Y a-t-il un rôle que vous n’avez jamais chanté et qui vous obsède encore ? Un compositeur, un lieu, un projet que vous aimeriez embrasser tant qu’il est temps ?
J’aimerais encore chanter des personnages porteurs de foi, de lumière, de transmission. Des figures comme Jésus, l’apôtre Jean, Gandhi… Des hommes guidés par une spiritualité à 360 degrés, au service de l’autre.
Interpréter un évangéliste, incarner quelqu’un qui aide l’humanité à avancer, qui montre un chemin : voilà ce qui m’anime.
Des rôles liés à la liberté aussi. Liberté d’être soi, de croire, de transmettre. Ce sont ces voix-là que je voudrais encore porter.
En vous écoutant, on sent que vous incarnez un lien très fort entre tradition lyrique et création contemporaine. Que pensez-vous de l’évolution de l’opéra aujourd’hui, notamment dans son rapport à la diversité ?
J’ai découvert l’Opéra par la musique tonale, par de grands chanteurs, grâce à des émissions comme Musiques au cœur sur France 2 avec Ève Ruggieri, qui est devenue ma marraine musicale. À ses côtés, j’ai chanté des rôles magnifiques, dans des univers baroques ou classiques.
Mais j’ai aussi eu la chance d’entrer dans la musique contemporaine. Des compositeurs comme Michaël Levinas m’ont écrit des rôles sur mesure, dans lesquels je pouvais incarner un prêtre, une femme, une reine, un garçon : tout cela dans un même opéra, Les Nègres de Jean Genet.
Nous vivons au XXIe siècle. Il faut des compositeurs d’aujourd’hui qui écrivent pour nos voix, comme ceux du passé l’ont fait pour les castrats. Avec des mélodies, des enjeux théâtraux, des incarnations puissantes.
Quant à la diversité : elle fait partie du monde. On ne naît plus seulement d’un territoire, on devient homme ou femme du monde. J’ai créé Voix des Outre-mer pour cela : que toutes ces voix, si différentes, se rencontrent autour de l’opéra sans renier leurs racines.
Et j’ai voulu aller plus loin, avec le prix Christiane Eda-Pierre, destiné à tous les chanteurs du monde, pas seulement ceux des Outre-mer. Un Ukrainien, une Togolaise, une Japonaise, une Française — tous honorent à leur façon cette immense cantatrice qu’était Eda-Pierre. La diversité, c’est l’avenir.
Enfin, quels sont vos projets personnels cette saison ? Peut-on espérer vous revoir prochainement sur scène – ou plutôt derrière les coulisses, à l’affût d’une nouvelle révélation ?
Nous venons de clôturer la finale Île-de-France des Voix des Outre-mer, avec des candidats remarquables. Prochaine étape : Carmen La Matador à l’Opéra Bastille, le 30 juin. Une version créolisée de Carmen, portée par nos premières lauréates, Marie-Laure Garnier et Livia Lou Joseph Deguet, entourées d’autres talents issus des sept éditions précédentes.
Je jouerai le Conteur créole, accompagné de l’orchestre du Théâtre de Rungis. Ce spectacle a déjà voyagé en Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion — il arrive enfin à Paris.
Direction ensuite Avignon, à la Chapelle du Verbe Incarné, pour Porgy and Bess de Gershwin, avec toujours cette mise en valeur des voix afro-descendantes dans le lyrique. Puis, de juillet à décembre, nous parcourrons les territoires ultramarins dans les trois océans pour les finales locales. Tous ces lauréats rejoindront ceux d’Île-de-France en janvier 2026.
Et moi, je continue de chanter. En octobre, je reprendrai le rôle d’Akhnaton, mari de Néfertiti, père de Toutankhamon, dans l’opéra Akhnaten de Philip Glass, à Paris, avec l’Opéra de Nice.
Je poursuis aussi les masterclasses gratuites, avec le même bonheur. Transmettre, c’est essentiel. Oui, l’agenda est chargé, mais quel luxe que de ne faire que ce qu’on aime : chanter, former, partager !
Pour suivre toutes les étapes du concours Voix des Outre-mer, rendez-vous sur http://voixdesoutremer.com/leconcoursvoixdesoutre-mer.
Finale Île-de-France en juin : Saint-Pierre-et-Miquelon, en juillet : Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, en septembre : Réunion, Mayotte ; en octobre : Guyane, en novembre Guadeloupe ; en décembre Martinique.
Finale nationale à l’Opéra Bastille le 29 janvier 2026.
Propos recueillis par Cécile Beaubié