À travers Werther et des Grieux, deux rôles phares de son répertoire, Benjamin Bernheim explore les nuances de la passion, de la tendresse et de la dévotion. Ténor au timbre immédiatement reconnaissable, d’une précision toujours au service de l’émotion, il se livre avec générosité sur sa manière d’habiter les figures de Massenet.
Dans Werther, votre incarnation se distingue par un subtil équilibre entre exaltation romantique et introversion neurasthénique (telle qu’elle apparaît chez Christof Loy). À Bastille, votre des Grieux bouleverse par sa sincérité fiévreuse et son lyrisme contenu. Comment abordez-vous, vocalement et psychologiquement, la complexité émotionnelle de ces deux personnages ?
Les deux rôles sont très différents, et la musique l’est tout autant. Werther incarne un personnage instable, compulsif, presque manipulateur, incapable de recul, enfermé dans son obsession. Il ressasse, ramène tout au passé, refuse de pardonner — ni aux autres, ni à lui-même. Dès le deuxième acte, il supplie : « Souvenez-vous, rappelez-vous… comme j’ai mis ma tête sur votre épaule, comme nous lisions ces livres ensemble ». Il rejette l’injustice qu’il croit subir, sans mesurer le mal qu’il inflige. Hypersensible, à fleur de peau, il flotte hors du réel. Son premier air le révèle d’emblée : « Ô nature, pleine de grâce », poétique, oui, mais étranger aux codes sociaux. Le chanter m’oblige à descendre “à la cave”, à me glisser dans la peau d’un homme incapable de comprendre qu’il arrive trop tard.
Des Grieux, lui, s’inscrit dans une réalité bien plus structurée : un jeune homme lettré, promis à une destinée conforme, il déraille soudain, emporté par l’amour. Son père lui trace la voie : mariage convenable, droiture, discipline. Et lui, s’échappe « Et mon nom deviendra le vôtre », lance-t-il à Manon, un peu trop tôt, trop fort. Mais contrairement à Werther, il agit, choisit, tente. Il construit une histoire avec Manon, entre ivresse et chutes, passion et renoncement. Puis il se tourne vers Dieu, porté par la douleur.
Il lutte, résiste, finit par céder — mais sans sombrer. Dans l’abandon, il laisse filtrer une lumière. Il n’abandonne jamais l’amour. Jusqu’au bout, il murmure : « Ma vie est dans ton cœur, ma vie est dans tes yeux ». Non pas par faiblesse, c’est par force. Il accepte ses contradictions, ses fêlures, sa part de féminité. En cela, il me semble profondément moderne. Là où Werther cherche Charlotte pour combler un vide, des Grieux aime Manon pour ce qu’elle est. L’un projette un besoin, l’autre se donne. Werther utilise parfois ses piani comme des armes, pour toucher Charlotte. Des Grieux, lui, se laisse atteindre par l’amour, la douleur, le destin, sans chercher à manipuler quoi que ce soit. Il traverse, il endure, mais sans jamais éteindre sa lumière.
Werther et Manon sont caractéristiques du style musical de Massenet : un raffinement harmonique, une sensibilité à fleur de peau, des demi-teintes orchestrales. Que signifie pour vous « chanter Massenet », et plus largement « chanter français » ? En quoi cette approche diffère-t-elle de celle du répertoire italien, chez Verdi ou Puccini ?
C’est tout simplement ma langue maternelle. J’ai grandi en écoutant Natalie Dessay, Roberto Alagna, mais aussi des artistes comme Georges Thill ou Alain Vanzo. Leur influence, a permis à ma génération de s’éloigner d’une tradition figée — les r roulés, une diction standardisée — pour chercher une ligne plus souple, plus élégante. Cette continuité-là que je poursuis, dans le chant français comme ailleurs : l’idée d’un geste vocal qui dépasse la performance technique.
Je compare souvent cela au sport de haut niveau. Il suffit de regarder Federer, Schumacher, ou un danseur étoile exécuter : à un moment le geste technique bascule dans l’art. C’est là que je veux aller, là où l’instrument cesse de démontrer pour transmettre.
Chanter en français, revient un peu à rentrer chez soi. C’est une langue qui révèle mes couleurs vocales, qui me permet d’explorer le sous texte, les nuances, les détails. Ma voix, claire et non barytonnante, s’est naturellement épanouie dans Manon, Werther, Faust ou encore La Bohème — même si je la chante en italien, Parigi o cara (La Traviata) me semble proche du rêve de des Grieux au deuxième acte. Les univers dialoguent.
Je refuse pourtant de me laisser enfermer dans un seul répertoire. J’emploie ces mêmes couleurs dans Verdi, Puccini, Donizetti, ou dans le répertoire Russe, tout aussi exigeant en subtilité. Le troisième acte de La Bohème, très lourd orchestralement, réclame la même finesse. Ce que je perds peut-être en souplesse sur certaines notes, je le gagne par une palette plus dense, plus expressive. Ma voix évolue, naturellement. La quarantaine approche, je ne sais pas encore quelle direction elle prendra, mais des rôles arrivent Don Carlos, Un ballo in maschera, Tosca, Carmen, des opéras russes aussi. Autant histoires à raconter, toujours avec les mêmes outils : mes couleurs.
Pour la première fois, Werther a été présenté à Paris au Théâtre du Châtelet sur instruments d’époque. Ce changement a-t-il modifié votre manière d’aborder le chant, en termes de couleurs, de projection ou d’équilibre avec l’orchestre ? L’évolution du diapason en la circonstance a-t-il une incidence sur la voix ?
C’était fascinant pour nous tous, je crois, de chanter avec Les Siècles. La sonorité des instruments d’époque offrait un monde différent — peut-être moins cristallin, moins puissant — mais qui ouvrait l’accès à d’autres couleurs, à une palette moins attendue, plus intime. Cette matière sonore plus boisée, plus enracinée, presque « ancrée au sol », créait un rapport très organique avec la voix.
J’ai senti une écoute très fine de la part de l’orchestre, une vraie réactivité, notamment dans des moments comme “Pourquoi me réveiller” ou le Clair de lune. En proposant certaines couleurs, j’avais en retour une réponse immédiate. C’était comme si la masse orchestrale, plus légère, permettait un dialogue plus direct entre voix et instruments.
Je ne dis pas que ce lien n’existe pas avec d’autres orchestres, mais ici, il se faisait autrement. Moins dans la puissance, plus dans la nuance, dans la proximité. Et c’est cela, je crois, qui rend cette expérience si précieuse : un équilibre plus intime, plus fluide, entre la voix et l’orchestre. Une respiration commune, une expérience extraordinaire.
La mise en scène de Christof Loy place Werther dans une forme d’exclusion silencieuse, à la lisière du monde. Comment avez-vous abordé ce parti pris scénique, cette économie de gestes presque chorégraphique ? Ce minimalisme a-t-il modifié votre jeu ou votre concentration ?
J’ai eu la chance de travailler avec Christof Loy à plusieurs reprises, notamment sur Werther. Il connaît ce personnage jusque dans ses silences. Ce qui est passionnant, c’est que rien n’est figé : mon Werther évolue à chaque reprise, au gré des partenaires. Avec Victoria Karkacheva ou Marina Viotti, deux Charlotte très différentes -l’une plus froide, l’autre plus terrestre – mon jeu, mes réactions se transforment. Tout se construit dans l’alchimie.
Loy signe une mise en scène volontairement dépouillée, presque protestante. Aucun débordement physique ou émotionnel. Il aime les élans interrompus, les impulsions suspendues. La tension naît de ce qui ne s’exprime pas tout à fait : l’étincelle surgit, on devine le bidon d’essence… et rien ne jaillit. Tout reste dans la maîtrise. Même les rares moments où la violence pourrait éclater – une chaise attrapée, une main levée – s’interrompent net, retenus au bord du geste. C’est un travail de contrôle absolu.
Le décor prolonge cette économie . Un mur, quelques éléments en arrière scène : un sapin, une table de fête, un dîner de mariage… à peine esquissés. Le public est invité à imaginer ce qui se passe derrière. Pas de décor pour se dissimuler. On se retrouve face au rôle, face à soi-même. C’est exigeant, mais aussi très fort. On voit l’habit, pas l’intérieur. L’homme, mais pas tout ce qu’il cache.
Loy aime cette idée d’un Werther qui cherche à faire impression, à séduire, presque comme s’il se regardait agir. Il entre sur scène mal habillé, un peu débraillé, en quête d’ effet. Il veut plaire, exister dans le regard de l’autre, mais sans jamais s’abandonner : une forme de manipulation, là encore contenue..
C’était un travail presque cinématographique ; peu de déplacements, peu de gestes expansifs. Tout passait par les micro-mouvements, un regard, une main suspendue, un souffle. Cette finesse, fonctionnait pleinement au Théâtre des Champs-Élysées car la salle a une échelle humaine. Ce qu’on ne verrait pas à Bastille, à La Scala ou à Salzbourg, devenait ici perceptible. On lisait dans les détails, ce qui est rare.
Werther est l’un de vos rôles emblématiques, comme des Grieux. À chaque reprise, sentez-vous ces personnages évoluer en vous ? Vous révèlent-ils de nouvelles facettes de votre voix, de votre sens dramatique, ou même de vous-même ?
Oui, tous les rôles évoluent avec le temps, et je le sens très clairement. Quand j’ai repris des Grieux à l’Opéra de Paris en mai et juin 2025, deux ans s’étaient écoulés depuis la production d’Hambourg. Le rôle avait mûri en moi. Comme j’avais participé à la création de la mise en scène de Vincent Huguet, beaucoup de détails scéniques venaient déjà de mon propre travail. Mais vocalement, la stratégie avait changé. J’avais d’autres choses à offrir, une autre manière de raconter.
C’est la même chose pour Werther. La première à l’Auditorium de Bordeaux ,en 2022, je l’ai abordée avec cette part d’appréhension qu’on ressent toujours en découvrant un nouveau rôle même avec de l’expérience. On brûle parfois son énergie au mauvais endroit, faute de recul. Puis je l’ai repris à Zurich, à la Scala, au Théâtre des Champs-Élysées. Et là, le personnage s’est approfondi, enrichi. Chaque production m’a fait progresser.
Beaucoup dépend aussi de la mise en scène. Certaines demandent plus d’engagement physique que d’autres. Les Contes d’Hoffmann de Robert Carsen à l’Opéra de Paris exigeaient moins d’effort que ceux de Salzbourg, où je courais littéralement du début à la fin. Ce genre de contrainte modifie toute l’approche vocale et dramatique.
En décembre prochain, je vais retrouver Rodolfo dans La Bohème, un rôle que je n’ai pas chanté depuis longtemps. Il y a là aussi, un mélange d’excitation et de nervosité. Retrouver un rôle, c’est un peu comme retrouver un vieil ami : certaines discussions sont redoutées et d’autres qu’on attend avec impatience.
Mais Werther, plus que d’autres, m’oblige à évoluer. À chaque reprise, je parle avec les chefs, les metteurs en scène, je découvre un nouveau détail, une lecture différente, un éclairage inattendu sur Massenet ou Goethe. Il reste toujours quelque chose à apprendre. La curiosité doit rester intacte. Et je me réjouis de retrouver des Grieux dans plusieurs productions l’année prochaine : autant d’occasions de poursuivre le travail, d’affiner ce personnage que j’aime profondément.
Vocalement, des Grieux vous confronte à une écriture contrastée, entre l’élan juvénile du « Rêve » et l’abandon déchirant de « Je suis seul… Ah !Fuyez douce image ». Comment votre voix s’articule-t-elle autour de ces deux pôles ?
Des Grieux me semble presque plus complet que Werther. Il offre une palette de couleurs immense — presque toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Il ne manipule pas, n’explose jamais par violence : il avance, guidé par l’amour, avec une noblesse qui le rend profondément touchant. Sa douceur, sa sensualité, sa passion sincère, côtoient un désespoir brûlant.
Au premier acte, une insouciance presque enfantine s’empare de lui « Nous vivrons à Paris tous les deux », cette phrase résonne comme une promesse naïve, presque dansée. Il est éduqué, érudit, mais amoureux, et donc vulnérable.
Ce qui me bouleverse, c’est ce moment rare à l’opéra où un personnage s’ouvre complètement, non pas seul mais face à l’autre. Dans le Rêve, il expose à Manon ses angoisses les plus profondes : « Et si, dans cette humble retraite, tu n’étais pas là ? ». Ce moment a quelque chose d’une séance de thérapie , il dévoile sa peur de la perte, il ne cache rien. Puis vient le basculement de Saint-Sulpice, avec une rage presque sacrée.
« Ah ! Fuyez, douce image », explose comme une prière foudroyée, un rejet violent, une lutte contre l’obsession. La voix saute, se tend, explose, c’est écrit pour que l’on ressente cette tension extrême. Et même à la fin, dans l’agonie, il continue à aimer et à juger : « Manon, sphinx étonnant, véritable sirène, cœur trois fois féminin ». Il la place encore sur un piédestal, mais sans l’idéaliser. Ce n’est plus un rêve, mais une vérité douloureuse, un amour sans illusions. Un rôle d’une richesse rare, autant vocalement qu’humainement.
Entre Werther et des Grieux, deux figures de l’absolu amoureux, deux portraits de la passion à vif… Y a-t-il l’un de ces rôles qui vous touche plus profondément ?
Ils me touchent différemment. Werther, se laisse happer par ses démons intérieurs. Il s’enfonce dans le drame, presque malgré lui, et c’est précisément ce glissement qui bouleverse. On voudrait l’aider, le secouer, lui dire « réveille-toi ! ».Il s’enferme, se consume sans savoir à quel point il blesse. Victime de lui-même, de ses propres obsessions. Et pourtant, cette fragilité, ce droit au désespoir, d’émotion à vif, a ouvert une brèche immense. N’oublions pas que Les Souffrances du jeune Werther ont provoqué une vague de suicides en Europe (l’effet Werther).
Pour la première fois, un homme pleurait, écrivait ses blessures, avouait sa peine. Une faille dans le patriarcat, où l’homme cesse de se taire donc ce rôle a une puissance symbolique énorme, mais il m’épuise. Il faut jouer la manipulation, la violence, l’aveuglement. Rien de cela ne me nourrit intérieurement, ça me tire vers le bas et en ressortir n’est pas toujours facile.
Des Grieux, lui, m’offre de la lumière. Comme Roméo, il me touche par sa noblesse, sa générosité, sa modernité. Il s’abandonne, se met à genoux pour que Manon brille. Il reste naïf, se laisse tromper, mais ne calcule jamais. Il agit, il donne, il aime. Cette forme de selflessness me bouleverse. Chez Massenet, le personnage s’adoucit. Moins sanguin, moins viril que chez l’abbé Prévost ou Puccini. Plus tendre, plus nuancé. Il dévoile un homme aux multiples facettes, un personnage incroyablement riche à chanter.
Alors non, je ne choisis pas entre les deux. Ils ont chacun leur force et leur nécessité. Mais à la fin d’une représentation, l’un me laisse avec une impression de noblesse, d’humanité, de beauté, tandis que l’autre me laisse traversé par le vertige d’un gouffre. Et ce gouffre, parfois, reste difficile à défendre sur scène.
En quittant la salle, que souhaiteriez-vous que le public garde de ces deux figures Massenetiennes ? L’image d’hommes consumés par leur amour, le souvenir d’un chant d’absolu ? Ou peut-être une part plus insaisissable, plus intime ?
Difficile de formuler un souhait précis, parce que le public interprète autant que moi. J’incarne un rôle sur scène, mais chacun reçoit ce que je donne à sa manière, à travers son propre filtre. Ce que je souhaite au fond, c’est que le public ait voyagé.
L’opéra reste un art complet, profondément humain, sans filtre. Pas de micro, pas d’artifice : une voix, un orchestre, un espace. Rien pour masquer l’essentiel. C’est un moment suspendu, un face à face précieux, une possibilité de déconnexion, de rêverie, d’évasion.
Peu importe qu’on soit avocat, plombier, chef, restaurateur ou chanteur, j’espère simplement qu’en venant à l’opéra, chacun puisse, pendant quelques instants, quitter le quotidien. Se laisser porter par un air, une image ou même une pensée. Certains rêvent, d’autres se recentrent, d’autres encore résolvent un problème qui les taraudait.
Si j’avais un souhait, ce serait celui-là : que chacun reparte avec quelque chose d’intime. Un moment de beauté, de réflexion, ou même de silence intérieur. Que Werther, Des Grieux, Rodolfo ou Roméo puissent ouvrir une brèche afin que le spectateur y trouve ce dont il a besoin.
Propos recueillis par Cécile Beaubié