Il ne saurait être question de réduire cette immense artiste à sa féminité et à ses atours scintillants, mais force est de constater qu’Hélène Grimaud conserve intacte son aura magnétique dès son entrée sur scène, captivant instantanément son auditoire. Plus encore, le silence qui précède les premières notes de ce programme d’envergure—véritable marathon par l’exigence de concentration et d’engagement physique—crée une atmosphère de pure tension artistique.
L’interprétation apollinienne de la Sonate pour piano n°30, op. 109 de Beethoven (la première des trois sonates finales du corpus) donne immédiatement le ton, celui de la sagesse et du regard rétrospectif du compositeur sur la vie : sans emphase et mettant en valeur les contrastes, Grimaud déploie un toucher tendre dans le premier mouvement et fait ressortir la nature presque improvisée du prestissimo. Le thème et variations du dernier mouvement ont plongé les auditeurs dans une intense méditation.
Les Trois Intermezzi, op. 117 et les Sept Fantaisies, op. 116 de Johannes Brahms s’imposent aussi comme des œuvres testamentaires où le compositeur se dévoile dans toute son introspection. Grimaud, qui a récemment gravé ces pièces pour Deutsche Grammophon, reste fidèle à son approche expressive, magnifiant les harmonies subtiles et les tensions dramatiques caractéristiques du langage brahmsien. Son jeu puissant et le naturel de ses phrasés font osciller entre mélancolie et espoir. On retrouve ici toute la profondeur qu’elle a également insufflée dans ses interprétations des deux concertos pour piano—notamment le premier, mémorable, sous la direction du légendaire Kurt Sanderling (Erato), et plus récemment dans l’intégrale avec Andris Nelsons (DG).
La Chaconne en ré mineur, transcription pour piano de la 2e partita de J.S. Bach, appartient à la grande tradition lisztienne des œuvres virtuoses d’ampleur orchestrale, sauf qu’à l’inverse de Liszt, Ferruccio Busoni développe l’écriture pour violon pour concevoir une œuvre monumentale donnant à penser que l’original aurait pu être écrit pour l’orgue plutôt que pour quatre cordes. Grimaud, familière de la Chaconne depuis longtemps, l’aborde avec la même rigueur architecturale et façonne chaque section avec précision, sans entraver la progression générale du discours. Si elle refuse toute « romantisation » et ignore le rubato, son jeu percussif a incontestablement gagné en clarté contrapuntique.
A la faveur d’une douce Bagatelle de Silvestrov, compositeur ukrainien qu’elle défend avec intelligence, Hélène Grimaud quitte la scène sous l’ovation d’un public enthousiaste et assuré d’avoir vécu une pure expérience musicale.
Alexandre ROMANI
5 juin 2025