Débuts du chef français à l’Orchestre philharmonique de Berlin, avec la « Messe en si mineur » de Jean-Sébastien Bach. Une partie des auditeurs germaniques a été prise de court par la rapidité des tempi et par l’approche non appuyée de cet immense chef-d’œuvre, dont Pichon est l’interprète dansant. Revivent ainsi les querelles entre les adeptes de Luther et les papistes. En tout cas, un concert enchanteur et à tout le moins savoureux.
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Si le doyen nonagénaire des chefs d’orchestre français toujours en exercice – Jean-Claude Casadesus – n’est jamais parvenu au pupitre mondialement convoité de l’Orchestre philharmonique de Berlin (OPB), ce privilège insigne vient d’être accordé à Raphaël Pichon, aujourd’hui âgé de quarante-et-un ans. Le directeur musical de l’Ensemble Pygmalion a effectué ses débuts à la tête de la redoutable et orgueilleuse vieille dame lors de concerts d’abonnement donnés les 18, 19 et 20 décembre.[1] Il ne les a pas faits – de surcroît – avec un programme réunissant Debussy, Saint-Saëns ou Dutilleux, mais avec l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de la musique de tous les temps, l’opus magnum de la culture sonore germanique : la « Messe en si mineur » BWV 232 de Jean-Sébastien Bach.
Résultat d’un étonnant recyclage de partitions, mené à bien entre 1733 et 1749, l’éblouissante partition n’avait pas été donnée à l’OPB depuis octobre 2017, et ce sous la conduite de Ton Koopman. L’apparition de Pichon dans le Saint des Saints berlinois, ayant notamment déplacé les coryphées de la presse d’outre Rhin, aura évidemment été précédée par au moins une exécution de la « Messe en si mineur » avec les Pygmalion.[2] Affaire de se préparer au mieux à une échéance d’importance vitale. Une fois dans la capitale allemande, le chef français aura été gratifié d’une phalange en or massif, dont les solistes – violon, flûte, hautbois d’amour, cor et trompettes – nous auront offert un festin instrumental sublime. Le tout mené avec un diapason à 444, des coups d’archet et des phrasés à l’ancienne, des coups de langue conformes aux principes des traités du 18ème siècle, comme avec des tempi très rapides, ayant paru un rien exotiques à des auditeurs souvent habitués à une marche appuyée, dite de sénateur. Elle était adoptée par des aïeux nommés Wilhelm Furtwängler, Otto Klemperer, Günther Ramin ou Karl Straube, un admirateur ardent d’Hitler. Autre cadeau inestimable : le Chœur de chambre du RIAS de Berlin.[3] Une des meilleures formations du monde en l’espèce, il chante avec une précision maniaque et dispose d’un pupitre de ténors hors du commun.
De leur côté, les six solistes requis pour la « Messe en si mineur » auront nettement participé au tour de force – à tout le moins savoureux – accompli par Pichon : faire ingérer aux enfants de Luther l’affirmation de la foi chrétienne proclamée en latin, une langue chassée de la doxa liturgique par le grand Réformateur, soit Martin Luther. De surcroît, la mezzo-soprano écossaise Beth Taylor interprète l’ « Agnus Dei » du BWV 2323 comme un air d’opéra baroque. Quant au ténor suisse d’origine chilienne Emiliano Gonzalez Toro, il conduit le « Benedictus » vers des sphères interprétatives inhabituelles pour les ennemis des papistes.[4] Elles sont presque profanes. Tout en constatant ces orientations, on se demande si le temps où l’on approchait les Saintes Écritures avec une crainte mêlée de respect n’est pas révolu. Le summum – ironique et plaisant – des soirées Pichon se voit atteint à l’heure où la basse Christian Immler clame au cours de l’air « Et in Spiritum sanctum Dominum » la gloire de « l’Église catholique et apostolique ». Certes, Bach emploie ici le texte de l’ordinaire de la messe. Mais les foudres envoyées vers Rome par Luther ne peuvent empêcher la fascination du Cantor de Saint-Thomas pour ses confrères français. Autrement dit, Pichon leur rend hommage au long de l’ interprétation souvent presque méditerranéenne d’un imposant monument germanique. N’est-il pas aussi un praticien familier de Rameau ou de Philidor ?
Seule ombre au tableau : la tenue d’un entracte totalement inutile, destiné à étancher le besoin compulsif, voire névrotique, de consommation des Allemands. Il a été sévèrement jugé par plusieurs pasteurs de l’Église évangélique (EKD), nom donné outre Rhin au courant luthérien du protestantisme, un État dans l’État. En tout cas, cette « Messe en si mineur » est à marquer d’une pierre blanche. Elle atteste de la présence de Raphaël Pichon sur les cimes du paysage musical européen. Le chef à l’allure de gendre idéal, par ailleurs petit-fils d’un général de corps d’armée, sait diriger d’une matière toute personnelle.
Dr. Philippe Olivier
[1] Les présentes observations résultent de l’audition effectuée le 20 décembre.
[2] Tel a été le cas à la Philharmonie de Paris en mai 2019. Cette exécution a été filmée par François-René Martin. Deux des solistes s’étant produits ces derniers jours avec Raphaël Pichon à Berlin – le ténor Emiliano Gonzalez Toro et la basse Christian Immler – étaient déjà sur scène pour ce concert dans la capitale française.
[3] L’acronyme RIAS signifie « Rundfunk im amerikanischen Sektor », soit Radio du secteur américain. Elle fonctionna de 1946 à 1993, autrement dit entre l’occupation de Berlin par les Alliés et peu après la Réunification allemande.
[4] Ce chanteur s’est fait remarquer, en septembre 2023, par un article manifestant son hostilité à l’égard des mises en scène lyriques d’avant-garde. On lui a prêté – au même moment – le désir de devenir directeur général du Grand-Théâtre de Genève.
